« Le nationalisme est-il bon pour la santé ? », par Speranta Dumitru dans The Conversation, 7 avr. 2020

Le nationalisme est-il bon pour la santé ?

Speranta Dumitru, Univer­sité de Paris

Les gouver­ne­ments ont arrêté le monde en sept jours. Dès janvier, alors que l’Organisation mondiale de la santé s’était prononcée contre les restric­tions du trafic inter­na­tional de voya­geurs, la circu­la­tion en prove­nance de Chine avait été suspendue par plusieurs pays, voisins ou plus loin­tains, comme l’Italie.

Mais c’est à la mi-mars que tout a basculé. Malgré la progres­sion de l’épidémie, de plus en plus d’États ont remplacé les contrôles sani­taires aux fron­tières par des blocages fondés sur la natio­na­lité. En une semaine, entre le 16 et le 23 mars, la plupart d’entre eux ont interdit l’entrée à toutes les natio­na­lités, à l’exception de leurs propres ressor­tis­sants.

GIF tiré de trois cartes publiées par l’IATA sur son compte Twitter le 26 mars 2020

Ces restric­tions peuvent paraître justi­fiées pour des raisons sani­taires. De fait, la distan­cia­tion sociale, lorsqu’elle est parfai­te­ment respectée, réduit effi­ca­ce­ment la propa­ga­tion de l’épidémie. Par exten­sion, ne pour­rait-on pas penser que la « distan­cia­tion natio­nale » contribue, elle aussi, à cette réduction ?

Une stratégie inefficace

En janvier, lorsque l’OMS recom­mande de ne pas restreindre le trafic inter­na­tional, son avis est fondé sur l’inefficacité sani­taire d’une telle mesure. Une fois que le virus est présent sur un terri­toire, il se propage en effet à travers les contacts locaux. Fermer les fron­tières ne retarde que de peu l’épidémie, comme l’ont montré de nombreuses études sur la propa­ga­tion des virus de la grippe ou d’Ebola.

Ces résul­tats ont été confirmés pour le Covid-19. Un article publié dans la pres­ti­gieuse revue Science a étudié les effets des restric­tions de voyage sur la propa­ga­tion de l’épidémie en cours. Il conclut que l’impact d’une forte réduc­tion des voyages vers et à partir de la Chine (à hauteur de 90 %) reste modeste sur la progres­sion de l’épidémie, tant que cette réduc­tion n’est pas combinée avec des efforts impor­tants visant à réduire de 50 % la trans­mis­sion à l’intérieur des commu­nautés natio­nales, notam­ment par un dépis­tage précoce et isolation.

L’article compare égale­ment l’impact des restric­tions internes que la Chine a adop­tées le 23 janvier à l’égard de Wuhan à celui des restric­tions inter­na­tio­nales que les pays ont adop­tées à l’égard de la Chine. Les restric­tions déci­dées à Wuhan ont retardé la progres­sion de l’épidémie dans le reste de la Chine de seule­ment 3 à 5 jours. La raison est que des personnes qui n’avaient pas (encore) de symp­tômes avaient déjà voyagé dans d’autres villes chinoises avant la quarantaine.

L’étude montre que les « fron­tières » instal­lées autour de Wuhan ont eu un effet plus marquant à l’échelle inter­na­tio­nale. En prenant cette mesure, la Chine a réduit le nombre de cas importés dans d’autres pays de 80 % jusqu’à la mi-février, lors du déclen­che­ment de l’épidémie dans plusieurs pays.

Ce résultat n’est pas surpre­nant : les mesures plus ciblées, à commencer par le dépis­tage, l’isolement des cas infectés et la distan­cia­tion sociale, sont plus effi­caces pour contenir une épidémie, que les restric­tions de la mobilité.

Des dangers pour la santé publique

Le 18 mars, trois cher­cheurs améri­cains tentaient encore de montrer l’inutilité de fermer les fron­tières avec la Chine. Pour cela, ils ont analysé l’évolution du nombre de personnes infec­tées par pays et par jour, à partir de 27 janvier. Comme le montre leur graphique, certains pays ayant fermé leurs fron­tières avec la Chine (en rouge) peuvent connaître un nombre d’infections plus élevé que d’autres pays qui ne l’ont pas fait (en bleu).

Graphique basé sur les chiffres donnés par la Johns Hopkins University.
Samantha Kiernan/​CFR

Un collectif de seize spécia­listes en santé mondiale ont alerté, dans la pres­ti­gieuse revue médi­cale The Lancet, sur le carac­tère dispro­por­tionné des ferme­tures des fron­tières – mesures qui contre­viennent aux recom­man­da­tions de l’OMS et qui sont suscep­tibles d’aggraver la crise sanitaire.

Les restric­tions au trafic inter­na­tional risquent en effet d’aggraver la situa­tion, pour plusieurs raisons. Sani­taires, d’abord : même quand des excep­tions sont prévues pour le personnel soignant et les équi­pe­ments médi­caux, la rareté des moyens de trans­port ralentit la réponse sanitaire.

Alimen­taires, ensuite : même si le stock mondial de céréales est pour le moment suffi­sant, l’arrêt des expor­ta­tions peut perturber les prix en provo­quant ici des excé­dants, là des pénu­ries alimen­taires qui aggra­ve­ront la crise sani­taire.

D’équité, enfin : la ferme­ture des fron­tières nuit, de façon tragique, aux plus vulné­rables. Chaque année, le commerce inter­na­tional permet d’acheminer assez de maïs, de blé et de riz pour nourrir 2,8 milliards de personnes dans le monde. En 2018, l’Afrique subsa­ha­rienne, une région où résident un quart des 820 millions de personnes malnu­tries du monde, avait pu importer plus de 40 millions de tonnes de céréales.

Volume et origine des impor­ta­tions de céréales en Afrique.

La ferme­ture des fron­tières risque d’augmenter l’insécurité alimen­taire des plus pauvres, comme l’indique un récent rapport du Programme alimen­taire mondial des Nations unies.

Fermer les frontières, est-ce légal ?

Un article publié récem­ment dans Science rappelle que la restric­tion du trafic viole le droit inter­na­tional. En effet, la plupart des États qui ont procédé à la ferme­ture des fron­tières ne respectent pas le Règle­ment sani­taire inter­na­tional de l’OMS qu’ils ont eux-mêmes adopté en 2005.

Ce Règle­ment, qui constitue un traité léga­le­ment contrai­gnant, dispose, à son article 43, que les mesures prises par les États face aux risques sani­taires « ne doivent pas être plus restric­tives pour le trafic inter­na­tional, ni plus intru­sives ou inva­sives pour les personnes, que les autres mesures raison­na­ble­ment appli­cables qui permet­traient d’assurer le niveau appro­prié de protec­tion de la santé » (43–1). Pour être propor­tion­nées, les mesures doivent s’appuyer sur « des prin­cipes scien­ti­fiques » et sur « les éléments scien­ti­fiques dispo­nibles » (43–2). Lorsqu’un État prend des mesures qui « entravent de manière impor­tante le trafic inter­na­tional », comme le « refus de l’entrée ou de la sortie des voya­geurs inter­na­tio­naux pendant plus de 24 heures », cet État doit « fournir à l’OMS les raisons de santé publique et les infor­ma­tions scien­ti­fiques » qui justi­fient » ces déci­sions (43–3).

Or les prin­cipes et les infor­ma­tions scien­ti­fiques dispo­nibles ne justi­fient pas les restric­tions du trafic inter­na­tional. De plus, la plupart des pays n’ont pas notifié à l’OMS les raisons de santé publique qui ont motivé leur déci­sion. Les cher­cheurs enjoignent les gouver­ne­ments de suivre plutôt les recom­man­da­tions de l’OMS en augmen­tant le nombre de tests et en s’assurant que la distan­cia­tion sociale est respectée.

Le biais nationaliste

Dans des situa­tions de crise, le risque de prendre des déci­sions biai­sées augmente et avec lui, notre capa­cité à aggraver la situa­tion. L’un de ces biais est de sures­timer l’importance des fron­tières natio­nales ou des diffé­rences entre les popu­la­tions. En sciences sociales, ce biais est appelé « natio­na­lisme métho­do­lo­gique », pour le distin­guer du natio­na­lisme comme idéo­logie politique.

On peut l’illustrer par trois autres exemples. Premiè­re­ment, le biais natio­na­liste nous empêche de perce­voir correc­te­ment un problème de santé humaine. Ainsi, le virus a été souvent présenté comme étant « chinois ». Le 27 janvier, un journal danois avait même publié une cari­ca­ture rempla­çant chacune des étoiles du drapeau de la Chine par un virus. L’ambassade chinoise au Dane­mark avait déploré « le manque d’empathie » et une « offense à la conscience humaine ». Le journal danois s’en est défendu, en esti­mant que les Chinois et les Danois repré­sen­taient « deux types de compré­hen­sion cultu­relle ». Or cette sures­ti­ma­tion des diffé­rences cultu­relles peut conduire non seule­ment à l’absence d’empathie, mais aussi à la confiance dans l’idée que pour faire face à un virus perçu comme étranger, la solu­tion est de fermer les frontières.

Deuxiè­me­ment, le biais natio­na­liste peut expli­quer les temps de réac­tion à un problème sani­taire. Par exemple, l’Italie a fermé ses fron­tières avec la Chine le lende­main de l’hospitalisation d’un couple de touristes chinois à Rome le 30 janvier. Mais elle a mis plus de trois semaines pour prendre les premières mesures adéquates.

Le 13 février, le Piemonte s’adresse aux personnes reve­nant en Italie.

Pendant trois semaines, les recom­man­da­tions du minis­tère de la Santé visaient unique­ment les personnes qui reve­naient de l’étranger et les méde­cins cher­chaient surtout des patients ayant voyagé. Lorsque le 20 février, un Italien de 38 ans avait déve­loppé les symp­tômes sans lien appa­rent avec l’Asie, l’anesthésiste qui a décidé de le tester a dû déso­béir au proto­cole qui réser­vait les tests aux personnes ayant voyagé à l’étranger.

Troi­siè­me­ment, le biais natio­na­liste a conduit les gouver­ne­ments à inter­dire l’arrivée des étran­gers tout en faisant une excep­tion pour les ressor­tis­sants ou les rési­dents. Or, si le but est de réduire le nombre d’interactions sur un terri­toire, pour­quoi permettre le retour des natio­naux, dont les liens sociaux et fami­liaux sont plus nombreux que ceux des étran­gers ? Et pour les natio­naux, la règle qui leur permet de revenir, quelle que soit la préva­lence de l’épidémie dans leur pays, leur rend-elle vrai­ment service ?

Les gouver­ne­ments ont arrêté le monde en sept jours sans en voir toutes les consé­quences. Combien de temps nous faudra-t-il pour les corriger ?The Conversation

Speranta Dumitru, Maitre de Confé­rences, Univer­sité de Paris

Cet article est repu­blié à partir de The Conver­sa­tion sous licence Crea­tive Commons. Lire l’article original.