Migrants et épidémies : une vieille histoire

Antonin Durand, historien

Peur de l’épidémie et de la submersion par les migrants sont associées depuis longtemps. Une caricature publiée le 18 juillet 1883 dans le journal satirique américain Puck en témoigne, alors qu’une pandémie de choléra affecte le monde. On y voit la société américaine se mobiliser pour repousser d’un même mouvement le spectre du choléra et les « émigrants assistés ».

Frie­drich Graetz, « The Kind of ”Assisted Emigrant” We Can Not Afford to Admit » [Le type d’« émigrant assisté » que nous ne pouvons pas nous permettre d’admettre], cari­ca­ture parue dans le journal améri­cain sati­rique Puck, le 18 juillet, 1883.

Au début des années 1880, une épidémie de choléra se répand à travers le monde à partir de son foyer initial situé en Inde. La maladie est connue depuis long­temps en Asie où elle trouve ses premiers foyers, mais ce n’est qu’à la faveur du renfor­ce­ment de la mondia­li­sa­tion qui carac­té­rise le XIXe siècle que la maladie prend un carac­tère pandé­mique, et connaît plusieurs vagues de diffu­sion dans le monde. Les premiers cas ont été iden­ti­fiés aux États-Unis dans les années 1830.

Le début des années 1880 est égale­ment marqué une forte migra­tion euro­péenne vers les États-Unis, sous l’effet d’une dépres­sion écono­mique durable qui frappe l’ensemble du Vieux conti­nent. Face à cet afflux, les États-Unis, qui ont fondé leur dyna­misme sur une forte tradi­tion d’asile, se ferment progres­si­ve­ment. Le 3 août 1882, le président Chester A. Arthur signe le premier Immi­gra­tion Act, ouvrant ainsi la voie à une série de mesures restric­tives qui culmi­ne­ront avec l’ouverture du centre fédéral d’immigration d’Ellis Island en 1892.

Le début des années 1880 voit donc la conver­gence d’une pandémie de choléra et d’une modi­fi­ca­tion du récit national améri­cain moins favo­rable aux migrants. Puisque l’épidémie circule essen­tiel­le­ment d’un conti­nent à l’autre par bateau – avec les migrants mais aussi avec les marchan­dises, les aliments, l’eau –, les migrants appa­raissent comme des coupables tout trouvés de la pandémie, comme en témoigne la cari­ca­ture publiée le 18 juillet 1883 dans le journal sati­rique améri­cain Puck.

Un choléra turc sur un bateau anglais

Cette cari­ca­ture repré­sente un bateau de migrants prêt à accoster à New-York. On ne voit du bateau que l’imposante figure de proue qui repré­sente une faucheuse, symbole de mort expli­cité par le mot « choléra » qui orne le tissu posé sur ses jambes, et vêtue d’un costume tradi­tionnel turc, parti­cu­liè­re­ment iden­ti­fiable grâce au fez qui la coiffe. La présence d’un drapeau britan­nique, l’Union Jack, derrière cette figure otto­mane qui apporte avec elle un virus venu d’Inde montre à la fois la multi­pli­cité des origines des migrants qui arrivent alors aux États-Unis et la volonté du cari­ca­tu­riste de consi­dérer tous les migrants, d’où qu’ils viennent, comme des vecteurs de l’épidémie.

En face de cette figure de mort qui occupe un bon tiers du dessin, tout ce qui pour­rait entraver son entre­prise de mort paraît déri­soire : la dispro­por­tion entre le bateau qui arrive et la barque du Board of health (bureau de la santé) montre combien il est déri­soire d’espérer arrêter l’épidémie sans renvoyer le bateau. Cela est d’autant plus vrai que les occu­pants de la barque ne sont armés que d’une bouteille d’acide carbo­lique, un simple désin­fec­tant. Sur la côte, les bouteilles de désin­fec­tant ont été alignées comme des canons le long de la pointe sud de Manhattan, lieu tradi­tionnel de débar­que­ment des migrants – on distingue Castle Clinton, qui servit de centre d’accueil des migrants entre 1855 et 1892, situé au cœur de Battery Park qui retrouve pour l’occasion sa première voca­tion mili­taire. En effet, les produits désin­fec­tants ne sont pas là pour le soin, mais comme des armes pour repousser indis­tinc­te­ment la menace épidé­mique et les personnes qui l’incarnent. Mais ces produits, dont tous les noms ne peuvent pas être déchif­frés, sont plutôt des désin­fec­tants que des médi­ca­ments, et montrent surtout l’impuissance de la chimie améri­caine à lutter contre ce nouvel ennemi. Comme pour pallier cette impuis­sance, en première ligne, les citoyens améri­cains forment une barrière déri­soire de leur corps, certains munis de gour­dins, plon­geant à l’eau sans hési­ta­tion à l’avance de la menace. Ils se font protec­teurs de la ville, à l’arrière-plan, dont la silhouette encore paisible montre que l’épidémie ne s’y est pas encore répandue.

Quand la peur de l’épidémie rend xénophobe

Le titre « The Kind of Assisted Emigrants we can not afford to admit » (« le genre d’immigrants assistés que nous ne pouvons pas nous permettre d’accueillir ») opère la jonc­tion entre les deux peurs contem­po­raines que sont celles de l’épidémie et celle de la submer­sion migra­toire – le champ lexical de la vague de submer­sion ou de la flambée leur est d’ailleurs commun. Le glis­se­ment de l’un à l’autre se fait par le biais de notions comme celle d’« émigré assisté » (« assisted emigrants ») ou de capa­cité finan­cière (« affor­da­bi­lity ») qui montrent la poro­sité entre le registre de la peur de la maladie et celui de la xéno­phobie. Ce n’est pas seule­ment le vecteur de diffu­sion d’une épidémie qui est redouté, c’est la soli­da­rité elle-même qui pose problème : en consa­crant ses ressources finan­cières et sani­taires à aider les migrants, on se prive des moyens de lutter contre la pandémie à l’intérieur du pays. Et le message est clair : nous ne pouvons pas nous le permettre.

On ne peut qu’être frappé de voir que ce message émane d’un journal, Puck – du nom du person­nage facé­tieux du Songe d’une nuit d’été de Shakes­peare –, qui n’a alors que dix ans d’existence et a été fondé en 1871 par un émigré alle­mand, Joseph Ferdi­nand Keppler (1838–1894), parti rejoindre son père en Amérique après avoir échoué à percer en Europe. D’abord publié en alle­mand, le journal vient de lancer sa version anglaise en 1877. Quant au dessi­na­teur, Frie­drich Graetz (1842–1912), il est lui-même origi­naire de Franc­fort, ce qui montre à quelle vitesse on peut passer du statut de deman­deur d’asile à celui d’adversaire résolu de l’aide aux – nouveaux – migrants.

Pour aller plus loin
L’auteur

Antonin Durand est coor­di­na­teur scien­ti­fique du dépar­te­ment Global de l’Institut Conver­gences Migra­tions. Il est membre associé à l’Ins­titut d’histoire moderne et contem­po­raine (IHMC).

Citer cet article

Antonin Durand, « Migrants et épidé­mies : une vieille histoire », in : Annabel Desgrées du Loû (dir.), Dossier « Les migrants dans l’épidémie : un temps d’épreuves cumu­lées », De facto [En ligne], 18 | Avril 2020, mis en ligne le 10 avril 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/04/07/defacto-018–05/

Republication

De facto est mis à dispo­si­tion selon les termes de la Licence Crea­tive Commons Attri­bu­tion-No deri­va­tive 4.0 Inter­na­tional (CC BY-ND 4.0). Vous êtes libres de repu­blier gratui­te­ment cet article en ligne ou sur papier, en respec­tant ces recom­man­da­tions. N’éditez pas l’article, mentionnez l’auteur et précisez que cet article a été publié par De facto | Institut Conver­gences Migra­tions. Demandez le code HTML de l’article à defacto@​icmigrations.​fr.