Évaluer des vies « mineures »

Arthur Vuattoux, sociologue, Lisa Carayon
et Julie Mattiussi, juristes 

L’Aide sociale à l’enfance (ASE), politique sociale départementalisée, a pour obligation de prendre en charge les jeunes étrangers lorsqu’ils ou elles sont reconnu.e.s mineur.e.s et isolé.e.s, c’est-à-dire sans famille en France. Les jeunes sont reçus en entretien afin d’étudier leurs documents d’identité, écouter leur histoire, mais aussi observer leur apparence et leur comportement. Selon les départements, l’évaluation est réalisée directement par l’ASE ou par des associations agréées. Nous avons observé l’activité de l’une de ces associations.

Mineur isolé. Illus­tra­tion graphique d’après une photo­gra­phie de Cyril Zannet­tacci, par nos soins.

Dans La Vie des hommes infâmes sur les personnes inter­nées aux XVIIe et XVIIIe siècles, Michel Foucault parlait de ces « vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aven­tures sans nombre, ramassés en une poignée de mots… » Des vies lais­sant peu de traces, hormis le passage par une insti­tu­tion chargée d’évaluer la néces­sité de ce qu’on appelle aujourd’hui une « prise en charge ». Nous avons eu cette même impres­sion en lisant près de 300 dossiers de jeunes étran­gers solli­ci­tant l’Aide sociale à l’enfance (ASE) en France entre 2013 et 2015. 

Dans ces dossiers, l’association d’aide aux jeunes étran­gers, qui a accepté de colla­borer à notre étude, regroupe toutes les pièces admi­nis­tra­tives qui ont émaillé la démarche des jeunes pour obtenir la « Protec­tion de l’enfance » : docu­ments d’identité, traces écrites du suivi réalisé par les béné­voles, évalua­tion de l’âge et, quand c’est le cas, ordon­nances de place­ment provi­soire ou défi­nitif auprès des services de l’ASE.

Ces dossiers contiennent égale­ment les entre­tiens menés par les évalua­teurs grâce auxquels nous avons cherché à comprendre comment ces profes­sion­nels évaluaient la mino­rité des jeunes étrangers. 

La « cohérence » du récit du jeune est au cœur de l’évaluation

Les évalua­teurs se présentent aux jeunes comme étant à mi-chemin entre des travailleurs sociaux et des experts de la migra­tion. L’essentiel des sala­riés de l’as­so­cia­tion détient un master en sciences humaines, dit avoir une connais­sance au moins théo­rique des migra­tions et se reven­dique d’une culture de l’action humanitaire. 

Parmi les critères mis en avant, l’apparence physique est centrale dans la déci­sion de prise en charge : lorsqu’un mineur appar­tient de façon évidente à la caté­gorie des enfants, la protec­tion est géné­ra­le­ment accordée sans diffi­culté. Dans les cas les plus liti­gieux, la « cohé­rence » du récit migra­toire reste le premier critère. Les docu­ments d’identités, lorsqu’ils sont produits par ces jeunes, sont souvent perçus comme peu fiables car frau­du­leux ou déli­vrés de façon douteuse. À noter qu’à ce stade, il n’y a pas de tests osseux pour l’évaluation de l’âge, unique­ment ordonnés en cas de recours devant le juge des enfants.

C’est donc la cohé­rence du récit qui permet dans la plupart des cas de disqua­li­fier la demande de prise en charge. Cela peut être une scola­ri­sa­tion dans le pays d’origine qui ne corres­pond pas à l’âge allégué, par exemple, ou un parcours migra­toire qui ne répond pas à ce que les évalua­teurs savent de ces parcours ; à l’inverse, un récit de migra­tion qui semble trop lisse, comme récité sur les conseils d’autres migrants…

Statuer sur la minorité, c’est statuer sur la régularité

Ce lien éton­nant qu’opèrent méca­ni­que­ment les évalua­teurs entre la cohé­rence du récit et la mino­rité du jeune se comprend si l’on consi­dère que l’entretien est lié à un enjeu bien plus large que la seule évalua­tion de l’âge et de l’isolement : iden­ti­fier et refuser la prise en charge de ceux que l’on accuse à demi-mots — parfois expli­ci­te­ment — de vouloir béné­fi­cier indû­ment de la protec­tion de l’ASE, réservée aux mineurs, afin de se main­tenir sur le terri­toire fran­çais léga­le­ment. Il s’agit de débus­quer les « frau­deurs », mais cette poli­tique restric­tive se heurte aux objec­tifs de protec­tion des dépar­te­ments qui doivent protéger tous les mineurs isolés. Elle prend le risque de laisser un public fragile sans aucune aide.

Ces constats soulèvent de multiples ques­tions d’ordre poli­tique. La protec­tion doit-elle être déter­minée unique­ment selon l’âge biolo­gique du jeune ? Est-on moins vulné­rable à 19 ans qu’à 17 ans quand on a subi la violence d’un trajet migra­toire ? Lors des évalua­tions que nous avons étudiées, la complexité des parcours et la vulné­ra­bi­lité des personnes sont relé­guées au second plan face à l’établissement d’une vérité fragile. L’éthique et la fiabi­lité des tests de déter­mi­na­tion de l’âge osseux sur déci­sion judi­ciaire sont égale­ment discutables.

Les dossiers auxquels nous avons eu accès montrent que la procé­dure tend à réduire les vies de chacun de ces jeunes à quelques allé­ga­tions, contra­dic­tions et impré­ci­sions. Or ce sont ces «  quelques lignes ou […] quelques pages », pour reprendre les mots de Michel Foucault, qui déter­mi­ne­ront le sort de jeunes étran­gers qui deman­daient seule­ment la protec­tion de leur pays d’accueil. Si l’État fran­çais souhai­tait répondre à ses obli­ga­tions en matière de droits de l’enfant et de protec­tion des plus vulné­rables, il lui serait néces­saire de mener une critique informée des procé­dures qui se réduisent souvent, aujourd’hui, à fermer l’accès à la protec­tion du plus grand nombre.

Pour aller plus loin

Au sujet des muta­tions contem­po­raines du secteur humanitaire :

  • Didier Fassin, La Raison huma­ni­taire. Une morale du temps présent, Paris, Seuil, 2010.

Sur les évalua­teurs et évalua­trices de ces jeunes :

  • Noémie Paté, « L’accès – ou le non accès – à la protec­tion des mineurs isolés en situa­tion de migra­tion. L’éva­lua­tion de la mino­rité et de l’iso­le­ment ou la mise à l’épreuve de la crédi­bi­lité narra­tive, compor­te­men­tale et physique », Thèse de doctorat, Univer­sité Paris 13, 2018.

Sur les tests osseux :

Les auteurs

Arthur Vuat­toux est maître de confé­rences en socio­logie et Lisa Carayon est maîtresse de confé­rences en droit privé et sciences crimi­nelles. Ils exercent à l’Université Sorbonne Paris Nord et à l’Institut de recherche inter­dis­ci­pli­naire sur les enjeux sociaux (IRIS). Julie Mattiussi est maîtresse de confé­rences en droit privé et sciences crimi­nelles à l’Université de Haute-Alsace au Centre euro­péen de recherche sur le risque, les acci­dents collec­tifs et catas­trophes (CERDACC).

Citer cet article

Arthur Vuat­toux, Lisa Carayon et Julie Mattiussi, « Évaluer des vies “mineures » », in : Yasmine Bouagga (dir.), Dossier « Jeunes en migra­tions, entre défiance et protec­tion », De facto [En ligne], 17 | Mars 2020, mis en ligne le 26 mars 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/03/25/defacto-017–03/

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