Mourir aux portes de l’Europe : naissance d’une idée cartographique

Philippe Rekacewicz, géographe

Parce que l’accès à l’Europe est restreint par des mesures de plus en plus restrictives pour les migrants, un grand nombre d’entre eux meurent dans l’anonymat aux portes du continent. Philippe Rekacewicz raconte comment il en est venu à réaliser une carte pour rendre visibles la stratégie sécuritaire de la politique migratoire européenne et ses effets.

L’intention cartographique

Pour comprendre ce qu’est la migra­tion, le système et la circu­la­tion migra­toire, mais aussi le « vécu migra­toire », il faut avant tout observer, forma­liser, déter­miner, avant d’en offrir une repré­sen­ta­tion imagée, possi­ble­ment carto­gra­phique, mais pas seule­ment, comme nous allons le voir.

Par ailleurs, pour parler de la migra­tion, nous utili­sons une termi­no­logie qui reflète une inten­tion rare­ment neutre. Parler de migrants « clan­des­tins » ou « illé­gaux », c’est utiliser des expres­sions très signi­fiantes — ici « crimi­na­li­santes » — qui permettent aux auto­rités de justi­fier la violence des poli­tiques qu’ils mettent en place pour juguler les flux. En témoignent l’arrestation et l’enfermement de personnes qui n’ont rien fait d’autre que d’exercer leurs droits fonda­men­taux : accéder à un terri­toire où elles se sentent en sécu­rité, déposer une demande d’asile, se déplacer librement. 

L’image carto­gra­phique, établie à partir des données acces­sibles, mais aussi d’in­tui­tions, a un objectif : nous aider à voir — litté­ra­le­ment — le phéno­mène des circu­la­tions migra­toires dans toute sa complexité, y compris les multiples obstacles qui peuvent les contrarier.

Spatialiser le regard

À la fin des années 1990, deux géographes du labo­ra­toire Migrinter à Poitiers, Gildas Simon et Olivier Clochard, se retrouvent à Istanbul lors d’un colloque sur la ques­tion migra­toire. Alors engagé dans une thèse sur le rôle des fron­tières de l’UE dans l’accès à la demande d’asile, Olivier Clochard s’émeut d’une infor­ma­tion drama­tique qu’il vient de rece­voir : la décou­verte de dizaines de cadavres piégés dans un camion dans la région de Calais. Ce ne sont pas les premiers morts. Lors de leurs échanges, ils se demandent comment témoi­gner de ce mouve­ment invi­sible d’êtres humains obligés de voyager dans des condi­tions très dange­reuses puisqu’on leur interdit l’utilisation du réseau de trans­port « sécu­risé ». Gildas Simon propose alors de « spatia­liser davan­tage le regard sur cette situation ».

Olivier Clochard réalise alors la première carte exhaus­tive montrant la distri­bu­tion géogra­phique des décès de migrants, sur les pour­tours et à l’intérieur de l’Europe. Pour cela, il s’appuie sur l’extraordinaire travail de collecte effectué par une petite orga­ni­sa­tion néer­lan­daise, United, dont nous, géographes et carto­graphes, sommes dépendants.

Première carte des morts, conçue et produite par Olivier Clochard dans les années 2000–2002,
publiée en 2003 dans un numéro des
Cahiers d’Outre-Mer.

Extrait du fichier fina­lisé mis à la dispo­si­tion du public et des chercheurs.

Ignorée un temps par la presse et les médias, cette carte inédite a connu une diffu­sion gran­dis­sante, alors que les portes de l’Europe se fermaient, rendant l’accès au terri­toire de plus en plus diffi­cile et entraî­nant une augmen­ta­tion drama­tique de la morta­lité. À partir de 2004, Olivier Clochard élabore, en coopé­ra­tion avec le Monde diplo­ma­tique, une carte plus précise, mise à jour chaque fois que de nouvelles données sont à la dispo­si­tion du public. Dès 2006, cette visua­li­sa­tion est reprise autant dans les médias grand public que lors d’actions menées par des acti­vistes. Elle fait sensa­tion sur la façade de la mairie d’Oslo, dans une expo­si­tion à la gare d’Helsinki et lors d’une confé­rence au Parle­ment européen.

Carte d’Olivier Clochard revue et corrigée en 2003.

Cette carte, redou­ta­ble­ment précise, est devenue emblé­ma­tique car elle donne à voir la distri­bu­tion géogra­phique détaillée des décès des migrants par lieu et par cause de décès, et cela presque à l’échelle indi­vi­duelle (voir la carte dérivée conçue par Levi Wester­veld). À travers elle, nous avons perçu en outre la mise en place d’un système de surveillance, de contrôle et de répres­sion dans et autour de l’Europe, ce qui nous a poussés à aller plus loin.

Saisir la stratégie européenne migratoire

Nous avons donc orienté notre recherche vers la créa­tion d’une nouvelle « vision carto­gra­phique » de la poli­tique migra­toire de l’Europe et de ses effets. Nous cher­chons à produire une image encore plus parlante des décès en les regrou­pant par grandes régions. Pour ce faire, il ne suffit pas de repré­senter la morta­lité liée à la migra­tion « alter­na­tive » qui résulte de la ferme­ture par les États euro­péens des voies migra­toires « normales » (régu­lières et sécu­ri­sées). Il faut égale­ment examiner au plus près la poli­tique de contrôle des « migrants-voya­geurs » (dits irré­gu­liers) sur le terri­toire euro­péen, ainsi que les effets concrets des accords bila­té­raux ou multi­la­té­raux signés entre les États euro­péens et les pays d’origine ou de transit. Cette approche met au jour une véri­table stra­tégie sécu­ri­taire, une géogra­phie systé­mique de la manière dont l’Europe consi­dère la ques­tion migra­toire et le droit d’asile.

L’Europe des trois frontières.

La carto­gra­phie du dispo­sitif de contrôle des flux à travers la multi­pli­ca­tion des barrières fron­ta­lières laisse ainsi appa­raître « l’Europe des trois frontières » :

  1. la « frontière », à savoir la « ligne » Schengen, de loin la plus mortelle, qui fracasse les esprits et les corps avec à la clé des dizaines de milliers de morts ;
  2. la « post-frontière », repré­sentée par les points noirs, qui symbo­lise le mouve­ment d’« encam­pe­ment » de l’Europe (selon le terme utilisé par le réseau Migreurop). Ces camps sont de formes variées : centres de réten­tion, lieux de regrou­pe­ment ouverts ou semi-ouverts, mais aussi lieux fermés ;
  3. enfin, la « pré-frontière », repré­sentée sur la carte par ces deux arcs orange, qui symbo­lisent les accords passés entre les pays euro­péens et les pays du pour­tour de l’Europe. Ces accords dits de « réad­mis­sion » auto­risent l’Europe à « déporter » les migrants irré­gu­liers vers les pays d’où l’on pense qu’ils proviennent. Cette zone est, bien entendu, virtuelle ; elle n’a aucune maté­ria­li­sa­tion sur le terrain, mais elle symbo­lise une série d’actes poli­tiques de coopé­ra­tion avec l’Europe : finan­ce­ment d’infrastructures de contrôle et de surveillance (Maghreb, Ukraine, pays d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est), des forces de sécu­rité, des gendarmes ou de la police pour le contrôle des flux et de la circu­la­tion des migrants. C’est ce qui explique pour­quoi, au Sahel, par exemple, des camps surveillés par les auto­rités sont installés et financés grâce à la géné­ro­sité des contri­buables euro­péens — signe d’une « délé­ga­tion » du pouvoir de contrôle des fron­tières à des milliers de kilo­mètres des limites offi­cielles de l’Europe.

Cette carte révèle le fonc­tion­ne­ment de processus qui nous obligent à revoir l’idée même de fron­tière, en parti­cu­lier cette fron­tière euro­péenne qui suscite tant de cris­pa­tion, et qui a plongé l’Europe dans une fuite en avant natio­na­liste. Si les forces réac­tion­naires, qui se sont empa­rées d’une partie de l’Europe, sont obnu­bi­lées par la « ligne Schengen » et ses terri­toires adja­cents, qu’il faudrait protéger à tout prix de « l’invasion », cette vision ne corres­pond plus à la réalité, tant l’Europe a multi­plié les alliances, les accords de coopé­ra­tion, les accords poli­tiques, voire mili­taires, pour stan­dar­diser les poli­tiques d’asile et les poli­tiques migratoires.

Désor­mais, la fron­tière est partout sur le terri­toire et au-delà. La fron­tière, c’est désor­mais et indif­fé­rem­ment la ligne Schengen, le village sahé­lien où opère la gendar­merie locale payée par l’Union euro­péenne pour arrêter les migrants, le centre de réten­tion en Ukraine, en Grèce ou à Calais, ou même… les arcanes des insti­tu­tions euro­péennes à Bruxelles.

Auteur

Philippe Reka­ce­wicz est géographe, carto­graphe et jour­na­liste. Il est cher­cheur-associé rattaché au dépar­te­ment d’anthropologie de l’université d’Helsinki pour un programme de 5 ans (cross­lo­ca­tions). Ancien colla­bo­ra­teur perma­nent du Monde diplo­ma­tique et chef de projet au PNUE (Programme des Nations unies pour l’Environnement), il co-anime le site Visions­carto.

Pour citer cet article

Philippe Reka­ce­wicz, « Mourir aux portes de l’Europe : nais­sance d’une idée carto­gra­phique », in : Fran­çois Héran (dir.), Dossier « Chif­frer les migra­tions : à quelles fins ? », De facto [En ligne], 15 | janvier 2020, mis en ligne le 4 février 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/02/04/defacto-015–04/

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