Les outils numériques de l’humanitaire sont-ils compatibles avec le respect de la vie privée des réfugiés ?

Léa Macias, anthropologue

Pour gérer les opérations humanitaires dans le camp de réfugiés syriens de Zaatari en Jordanie, les ONG ont mis en place des outils numériques, mais l’innovation a un impact sur le personnel humanitaire comme sur les réfugiés. Travailler sur ce camp ouvert en 2012, où vivent 76 000 Syriens et travaillent 42 ONG, permet de s’interroger sur la célébration par le monde humanitaire de l’utilisation de nouvelles technologies pour venir en aide à des réfugiés.

Le camp de Zaatari en Jordanie accueille près de 80 000 réfu­giés. Crédits : Léa Macias

Après plusieurs années d’observation parti­ci­pa­tive en tant que chargée d’évaluation pour une orga­ni­sa­tions non gouver­ne­men­tales (ONG), je suis allée plusieurs fois à Amman et dans le camp de Zaatari, en Jordanie, entre 2017 et 2018, pour rencon­trer des travailleurs huma­ni­taires de 13 orga­ni­sa­tions diffé­rentes et agences de l’Onu et 10 familles vivant dans le camp, avec l’aide d’un interprète.

Le camp de Zaatari a été ouvert dès 2012 par le Haut Commis­sa­riat aux Réfu­giés pour répondre à la fuite des Syriens vers la Jordanie. Prévu comme une « instal­la­tion tempo­raire », il peut accueillir jusqu’à 120 000 réfu­giés. Les ONG et les agences des Nations Unies y distri­buent de la nour­ri­ture et de l’eau potable, y procurent des soins et proposent un loge­ment dans des caravanes.

Pour faci­liter la gestion de cet espace de 5,2 km2 qui accueille 76 000 personnes, de très nombreux rapports, cartes et bases de données sont réalisés par les ONG. Les données géogra­phiques, parti­cu­liè­re­ment, sont collec­tées avec des smart­phones et parta­gées via des cartes et des tableaux de bord sur des plate­formes en ligne, soit internes au camp comme celle du Haut Commis­sa­riat des Nations unies pour les réfu­giés (HCR), soit ouvertes à tous comme Open Street Map. Ainsi, grâce à des images par satel­lite, on peut suivre les dépla­ce­ments des abris des réfu­giés dans le camp qui ont souvent lieu la nuit. Ces mouve­ments modi­fient la géogra­phie du camp et la densité de popu­la­tion par zones, obli­geant les huma­ni­taires à modi­fier les services, tel l’apport en eau potable.

Les réfugiés payent avec leur iris

Ces outils font partie de ce que j’appelle « l’hu­ma­ni­taire numé­rique inno­vant ». Le scan de l’iris tient une place à part parmi ces outils car il s’intéresse à une partie du corps du réfugié. Cette donnée biomé­trique est asso­ciée à la tech­no­logie de paie­ment en ligne appelée block­chain et permet de régler ses achats au super­marché installé dans le camp par une société jorda­nienne privée. Avant l’uti­li­sa­tion des scan­ners à iris, les réfu­giés rece­vaient une carte de crédit qu’ils pouvaient utiliser dans divers maga­sins autour du camp, y compris dans des échoppes appar­te­nant à des réfugiés.

Ils ne comprennent pas l’utilité pour eux d’avoir changé de système. Nour*, une réfu­giée de 30 ans, trou­vait que « la carte Visa était si facile » et craint de « devenir aveugle si [elle] continue à utiliser [son] iris. Cela prend telle­ment de temps : “ouvre les yeux”, “regarde à gauche”, etc. ». Payer avec son corps n’a rien d’anecdotique quand on est réfugié dans un camp et donc dépen­dant d’une assis­tance mensuelle dont on ne maîtrise pas les moda­lités. Nisrine, une autre réfu­giée, préfé­rait quand « n’importe qui pouvait aller au super­marché [pour quelqu’un d’autre]. Main­te­nant une [seule] personne doit y aller et c’est plus diffi­cile ». Sans trans­port en commun dans le camp, se rendre au super­marché est une contrainte physique pour ces femmes.

Le prin­cipal argu­ment des ONG en faveur du déve­lop­pe­ment du scan de l’iris est de réduire le risque de fraude. Le Programme Alimen­taire Mondial (Pam) contrôle pour­tant le genre de denrées qui peuvent être ache­tées en auto­ri­sant ou non leur paie­ment avec la somme placée sur le compte des réfu­giés. C’est le cas par exemple pour des aliments comme les chips, ou encore pour les protec­tions hygié­niques. Pour ces biens-là, les réfu­giés doivent compléter en liquide.

Des interactions qui changent entre le personnel humanitaire et les réfugiés

Les effets de ces nouvelles tech­no­lo­gies se font aussi sentir dans les inter­ac­tions entre le personnel du camp et les réfu­giés. Chargés de collecter les données, certains huma­ni­taires doivent régu­liè­re­ment inter­roger des jeunes hommes venant de zones rurales limi­trophes (qui forment la majo­rité des réfu­giés) sur leur hygiène ou leurs moyens de subsis­tance. Cela leur permet de créer des indi­ca­teurs pour classer les réfu­giés par caté­go­ries de vulné­ra­bi­lité et donc de besoins. Ces inter­ac­tions sont consi­dé­rées par les réfu­giés comme une intru­sion dans leur espace de vie, à cause de la nature des ques­tions posées, et sont pour­tant deve­nues un des rares moments d’échanges entre ceux qui travaillent et vivent dans le camp.

Le clas­se­ment des ménages et des indi­vidus doit se faire de manière objec­tive pour savoir qui recevra quoi, mais les données collec­tées sont compo­sites. Diffi­cile pour les respon­sables de projets, direc­te­ment inter­pellés par des réfu­giés dans le camp, d’assumer les choix faits par des logi­ciels. C’est un exer­cice mathé­ma­tique qui décide fina­le­ment de l’allocation de l’aide et la majo­rité des respon­sables de programmes que j’ai inter­rogés ne connaissent pas son fonc­tion­ne­ment. Le processus de déci­sion est retiré des mains du personnel humanitaire.

Aucune évaluation de la protection des données n’a été réalisée

La vie privée de cette popu­la­tion qui a fui la guerre et trouvé refuge dans un camp est-elle bien protégée alors que toutes ces données person­nelles sont récol­tées ? Le journal en ligne The New Huma­ni­ta­rian rappor­tait en 2017 une impor­tante fuite de données de béné­fi­ciaires du Pam en Afrique de l’Ouest, détectée par une entre­prise de protec­tion de la donnée. En Jordanie, les données biomé­triques de l’iris des réfu­giés circulent entre une banque privée et l’entreprise jorda­nienne qui exploite le super­marché, mais aucune évalua­tion de la protec­tion des données n’a été réalisée, ni avant ni depuis la mise en œuvre de cette inno­va­tion tech­no­lo­gique. Si la protec­tion des données à carac­tère personnel est en train de devenir un objet de léga­li­sa­tion dans l’Union euro­péenne (en parti­cu­lier avec le Règle­ment Général sur la Protec­tion des Données), elle n’a pas encore été incluse dans le droit humanitaire.

De la collecte de données sur les pratiques d’hygiène à l’uti­li­sa­tion de données biomé­triques pour la distri­bu­tion de l’aide huma­ni­taire, les outils numé­riques suivent en continu l’his­toire des réfu­giés. Non pas à travers des récits person­nels, mais sur la base de données chif­frées qui, pense-t-on, ne sauraient mentir. Pour sensi­bi­liser le public à la crise huma­ni­taire, les équipes de commu­ni­ca­tion des agences des Nations Unies et des ONG utilisent pour­tant des histoires humaines et non des chiffres.

Les réfu­giés eux-mêmes reçoivent peu d’in­for­ma­tion, voire aucune, sur ce que deviennent leurs données person­nelles, ni sur leurs droits en matière de protec­tion de données privées. La connexion Internet leur est d’ailleurs refusée, de peur qu’ils commu­niquent avec des membres du groupe État Isla­mique… La gestion d’un camp aussi vaste que celui de Zaatari béné­ficie peut-être de ces tech­no­lo­gies, mais peut-on collecter les traces numé­riques des acti­vités quoti­diennes des réfu­giés sans leur demander ce qu’ils en pensent et sans garantir la protec­tion de leurs données personnelles ? 

* Les prénoms ont été modi­fiés.  ↑

Pour aller plus loin

Léa Macias, « Entre contrôle et protec­tion : ce que les tech­no­lo­gies de l’information et de la commu­ni­ca­tion font au camp de réfu­giés », Revue Commu­ni­ca­tion, vol. 1, n°104, 2019.

Léa Macias, « Profes­sion­na­li­sa­tion de l’humanitaire et produc­tion de données dans le camp de réfu­giés de Zaatari en Jordanie », Hypo­thèses Archives ouvertes, 2018.

Léa Macias, « La mesure comme objet de recherche : données quan­ti­ta­tives et carto­gra­phie des camps de réfu­giés », Hypo­thèses Archives ouverte, 2017.

L’auteure

Léa Macias est docto­rante à l’EHESS sous la direc­tion de Michel Agier. Elle est affi­liée à l’Institut fran­çais du Proche-Orient à Amman et fait partie de l’équipe de recherche du Diasporas Lab à Télécom Paris. Elle est fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Léa Macias, « Les outils numé­riques de l’humanitaire sont-ils compa­tibles avec le respect de la vie privée des réfu­giés ? », in : Fran­çois Héran (dir.), Dossier « Chif­frer les migra­tions : à quelles fins ? », De facto [En ligne], 15 | janvier 2020, mis en ligne le 4 février 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/01/16/defacto-015–01/

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