Des situations de l’entre-deux ou comment saisir le mouvement ?

Claudia Moatti, historienne

Les analyses de la mobilité humaine, qu’elles soient démographiques, sociales ou économiques, ont toutes un point commun : elles traitent le phénomène migratoire comme un « objet » de recherche. Or pour le comprendre, il faut aussi s’interroger sur son sens, c’est-à-dire sur le lien entre le vécu et la conscience des acteurs eux-mêmes. Une telle approche conduit à privilégier l’expérience des migrants et à aborder la mobilité non comme un événement ponctuel mais comme un processus inscrit dans le temps long.

Des migrants atten­dant d’embarquer sur le Castel Verde à Trieste, Italie, 
avant de partir pour l’Aus­tralie, v. 1953–1954. © Austra­lian National Mari­time Museum 

Un espace-temps indéfini

L’entre-deux, c’est d’abord cet espace-temps du mouve­ment où tout peut arriver, où tout acquis se trouve en quelque sorte suspendu lorsque l’on a quitté sa cité, sa maison. Mais où et quand s’arrête l’entre-deux ? Le temps du passage et celui de l’attente peuvent en effet se dilater sur la route, tout comme peuvent se multi­plier, dans le pays d’accueil, les étapes entre l’illégalité et la léga­lité, entre le séjour provi­soire et le moment de l’intégration, et même entre un espace et un autre. Pour certains, tels les réfu­giés écono­miques d’aujourd’hui ou les inden­tured migrants, ces pauvres euro­péens du XIXe siècle qui, pour payer leur passage en Amérique du Nord, accep­taient des contrats de travail forcé, l’horizon de l’accueil peut s’éloigner indéfiniment.

L’entre-deux possède aussi une dimen­sion subjec­tive : quand sait-on que l’on est arrivé ou que l’on est de retour ? L’antiquité offre deux cas exem­plaires : Ulysse, rentré à Ithaque, ne recon­naît rien et met du temps à être reconnu ; Énée, lui, fuyant Troie, s’intègre très vite au pays des Latins, où il fonde une nouvelle cité. Deux percep­tions diffé­rentes de l’entre-deux, à quoi l’on peut ajouter une troi­sième expé­rience, celle des membres d’une diaspora, groupe de personnes restées liées à leur pays et à leur culture : pour eux, le parcours ne se clôt ni ici ni là-bas, il s’ouvre toujours vers d’autres lieux et d’autres réseaux.

L’expérience de la rencontre,
entre précarité et confiance

« Entre » désigne aussi un espace rela­tionnel, ce qui se passe entre le migrant et tous ceux qu’il rencontre : passeurs en tous genres ou autres migrants. Quelle sorte de socia­li­sa­tion s’établit dans ces rela­tions avec ceux qui ne sont ni des voisins, ni des parents, ni des conci­toyens ? Au Moyen Âge, les commer­çants voya­geant ensemble avaient élaboré un mode de vie commu­nau­taire. De l’étrangeté absolue naquit une sorte de « fami­lia­rité », que déve­lop­pèrent ensuite les guildes et hanses, asso­cia­tions de marchands et d’artisans.

Aujourd’hui, les inter­mé­diaires se sont multi­pliés : avec les recru­teurs, qui convainquent ou forcent les gens à partir, les « dispat­cheurs », qui les dirigent vers la route, les gardes qui protègent ou oppressent, les four­nis­seurs de nour­ri­ture ou d’abri, les contacts insti­tu­tion­nels, même les béné­voles, la rela­tion ne peut être qu’asymétrique, source d’inquiétude et de préca­rité. Ces « passeurs » sont souvent très orga­nisés, ont des infor­ma­tions, des moyens et une influence dont ne disposent pas ceux qui se déplacent.

Entre préca­rité et confiance, autre entre-deux, l’expérience du mouve­ment néces­site des stra­té­gies multiples d’adaptation et de contour­ne­ment. C’est égale­ment le cas face aux auto­rités locales.

Les « territoires de l’attente »

Dans les sociétés tradi­tion­nelles afri­caines, les étran­gers ne pouvaient péné­trer libre­ment dans le terri­toire d’une tribu ou d’un village. Le rituel de l’accueil, décrit par l’anthropologue Arnold Van Gennep, était toujours le même : arrêt et palabre, attente aux marges, enfin rejet ou accueil — un rituel que nous pour­rions retrouver aujourd’hui dans la procé­dure de l’Ofpra, où des entre­tiens dans des espaces réservés précèdent l’octroi ou le refus de l’asile.

L’histoire comparée des lieux où les diffé­rentes sociétés ont assigné, tempo­rai­re­ment ou pas, ceux qui viennent d’ailleurs (espaces protégés ou margi­naux, regrou­pe­ment ou disper­sion, ghet­toï­sa­tion ou déten­tion) permet­trait de comprendre la place concrète de l’Autre dans ces sociétés, mais aussi l’influence de la mobi­lité sur la construc­tion iden­ti­taire des popu­la­tions locales. 

« L’épreuve de l’étranger »

Pour les migrants aussi, la traversée de fron­tières et de terri­toires change bien des choses : l’image de soi dans le regard de l’autre, l’identité sociale ou juri­dique, les repères cultu­rels — ce qui rend ensuite si diffi­cile le retour au pays. Être arraché à son sol est-ce donc être arraché à soi ? Le migrant n’est pas qu’un être « double­ment présent » ou « double­ment absent », pour reprendre les termes d’Abdelmalek Sayad. La notion d’entre-deux désigne plus large­ment l’expérience d’une brèche durable dans le temps indi­vi­duel ou collectif, l’épreuve de tous les écarts, sociaux, tempo­rels, culturels.

Au cœur du sujet, le rapport à la langue. Si l’on consi­dère qu’une langue n’est pas seule­ment un instru­ment de commu­ni­ca­tion, mais porte des repré­sen­ta­tions et une vision du monde, il faut prendre acte de l’influence de la mobi­lité et du chan­ge­ment de langue sur les façons de voir et de sentir, sur les valeurs et les représentations.

« On devient comme on parle. »

Gunther Anders, Jour­naux de l’exil et du retour, 1985

Exilé à Constanza, au bord de la mer noire, le poète latin Ovide apprit à parler le Gète et remarqua progres­si­ve­ment la méta­mor­phose que cette langue produi­sait sur lui : elle recou­vrait tout, son être, sa poésie, sa mémoire, elle l’exilait de lui-même. C’est pour­quoi aussi Gunther Anders refusa de parler anglais quand il émigra aux États-Unis en 1938. Pour lui, sa langue, l’allemand, était son seul bien : « on devient comme on parle », écri­vait-il dans son livre, Jour­naux de l’exil et du retour. La mobi­lité, comme la traduc­tion, est bien, selon les mots d’Antoine Berman, une « épreuve de l’étranger », de l’étranger au dehors comme en soi, dans le temps long des multiples méta­mor­phoses de l’être.

Pour aller plus loin
  • Claudia Moatti, « De la peregri­natio comme stra­tégie intel­lec­tuelle dans l’Empire romain au IIe siècle de notre ère », Mélanges de l’École fran­çaise de Rome. Italie et Médi­ter­ranée, tome 119, n°1, 2007„ p. 129–136.
  • Claudia Moatti (dir.), L’Expérience de la mobi­lité de l’Antiquité à nos jours, entre préca­rité et confiance, éd. Auso­nius, Bordeaux, à paraître.
  • Mathilde Monge et Natalia Muchnik, L’Europe des diasporas (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, PUF, 2019.
  • Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, Paris, Galli­mard, 1984.
  • Barbara Cassin, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Fayard, 2013.
  • Patrick Manning, Migra­tion in World History, Londres, Rout­ledge, 2e éd. 2012
  • Abdel­malek Sayad, L’Immigration ou les para­doxes de l’altérité, Paris, Raisons d’agir, 2006.
  • Georg Simmel, Socio­logie. Études sur les formes de la socia­li­sa­tion, tr​.fr. S.Muller et L. Deroche-Gurcel, Paris, PUF, 1999.
  • Arnold Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, 1909.
L’auteure

Claudia Moatti est spécia­liste d’histoire romaine et d’histoire des migra­tions en Médi­ter­ranée antique. Elle est Profes­seure à l’Université de Paris 8 et à l’University of Southern Cali­fornia, membre de l’unité mixte de recherches Archéo­lo­gies et sciences de l’Antiquité (UMR ArScAn) et fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Claudia Moatti, « Des situa­tions de l’entre-deux ou comment saisir le mouve­ment ? », in : Antonin Durand (dir.), Dossier « En atten­dant les papiers », De facto [En ligne], 14 | décembre 2019, mis en ligne le 13 décembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/12/09/defacto-014–03/

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