La difficile expérience des diplômés chinois sur le marché du travail en France

Yong Li, sociologue

En France, chaque année, plus de 8 000 étudiants étrangers entrent sur le marché du travail et changent leur statut d’« étudiant » à « salarié ». L’expérience d’étudiants chinois diplômés du supérieur montre que faire des études supérieures ne protège pas particulièrement des discriminations et du racisme.

Alors que la poli­tique d’immigration « choisie » est mise en place en mai 2006, je décide de suivre une cinquan­taine de diplômés chinois qui travaillent en Normandie et en Île-de-France. Ils incarnent les nouvelles migra­tions étudiantes que le gouver­ne­ment cherche à attirer et l’image des « Chinois de France » est – et reste aujourd’hui – plutôt posi­tive, en raison de leur soi-disant « éthique de travail ». Cela n’a pas protégé Zheng*, un ingé­nieur en réseau infor­ma­tique de 32 ans, de la violence du monde du travail en France à sa sortie d’école en 2006. « J’avais des diffi­cultés à trouver du travail, car je n’avais pas l’autorisation du travail. Je suis donc entré dans [une] entre­prise dont je n’ai pas de bons souve­nirs… ».

Embauché en CDI dans une petite entre­prise de progi­ciel, ses trois ans d’expérience de travail en Chine sont déli­bé­ré­ment ignorés par son patron. Zheng touche un salaire annuel de 30 000 euros brut, 25 % de moins que le salaire habi­tuel pour un program­ma­teur avec son profil. Le temps de travail est anor­ma­le­ment long, sans RTT. Il lui arrive même de faire des heures supplé­men­taires dans l’appartement privé de son patron. Il ne reçoit jamais ses tickets restau­rants qui lui sont pour­tant débités sur sa fiche de paie.

« C’est mon patron qui m’a dit en face-à-face : “je vous prends justement parce que vous coûtez moins cher… les Chinois, les Asiatiques sont moins chers” »

Zheng, 32 ans, ingé­nieur en réseau informatique

Mais le plus diffi­cile à supporter est le déni­gre­ment au quoti­dien. « Mon supé­rieur et mon patron étaient tous les deux racistes… ils se sont amusés à atta­quer [verba­le­ment] les Asia­tiques et les Noirs ». Un an après son embauche, Zheng trouve un nouveau poste et démis­sionne. Être haute­ment qualifié ne protège pas de la discri­mi­na­tion mais en change la nature. S’ils ne subissent pas une exclu­sion du marché du travail, ces diplômés souffrent de « déva­lua­tion » par rapport à leurs quali­fi­ca­tions. C’est d’abord dû à la préca­rité de leur statut juri­dique. Obligés de justi­fier rapi­de­ment d’un contrat pour avoir le droit de rester en France, les diplômés chinois sont vulné­rables aux abus des employeurs.

Si le jeune ingé­nieur Zheng a pu décro­cher un CDI pour son premier emploi et obtenir son permis de travail grâce au pres­tige de sa forma­tion, les diplômés issus de forma­tions inter­mé­diaires rencontrent beau­coup plus de diffi­cultés pour accéder à un emploi stable. Certains utilisent les diplômés chinois comme une main‑d’œuvre corvéable et faci­le­ment renou­ve­lable. Parfois l’employeur utilise le chan­ge­ment de statut comme une carotte pour retenir le diplômé, sans faire aucune démarche pour le régulariser.

« J’ai perdu beaucoup de temps avec des patrons malhonnêtes »

Ting, 28 ans, DESS en admi­nis­tra­tion des entreprises

Titu­laire d’un DESS en admi­nis­tra­tion des entre­prises, Ting, une jeune femme de 28 ans, enchaîne cinq contrats courts avant d’obtenir son titre de séjour en tant que sala­riée en avril 2008. Elle connaît toutes sortes de mésa­ven­tures telles que les annonces menson­gères, les stages non rému­nérés, les CDD mal payés et les licen­cie­ments sans préavis. Embau­chée pour la quatrième fois, elle signe un CDI à temps partiel en tant que commer­ciale et touche 700 euros par mois… deux fois moins que la stagiaire fran­çaise qui effectue le même travail qu’elle ! Enfin embau­chée en CDI à temps plein, en tant que comp­table, Ting obtient son titre de séjour « salarié », mais elle se rend compte que son salaire brut annuel de 25 000 euros est 5 000 euros moins élevé que le salaire moyen dans son secteur.

Et les vexa­tions conti­nuent. « Mon patron m’a dit direc­te­ment : “Je ne comprends pas ton fran­çais”». Sept mois plus tard, Ting est licen­ciée pour motif écono­mique. Après ces expé­riences, elle déplore « deux sortes de malhon­nê­teté[chez les employeurs] : la première consiste à t’exploiter comme une bête. La seconde consiste à te sous-évaluer. Dans le deuxième cas, tu es un peu moins bien payée que la normale, mais c’est quand même mieux que ceux qui ne respectent pas leur parole ».

En 2017, des anonymes mais aussi des person­na­lités des mondes du sport, du spec­tacle et de la presse parti­cipent à un clip pour dénoncer les clichés sur les asia­tiques de France qui subissent un racisme dont on parle peu.

Les diplômés chinois tendent à se concen­trer dans les secteurs saturés de risque, où le turnover est impor­tant et où l’obtention d’un CDI ne les protège pas du chômage. Lorsque je le rencontre à Rouen en 2009, Han, 28 ans, ingé­nieur en système embarqué, travaille dans un restau­rant chinois. Au chômage depuis six mois, il s’est inscrit dans une forma­tion de Master afin de renou­veler son titre de séjour avec sa carte étudiante.

« Il y avait beaucoup de promesses. […] Je me sens trahi par mon entreprise. »

Han, 28 ans, ingé­nieur en système embarqué

Un an plus tôt, comme beau­coup de ses cama­rades fran­çais de l’école d’ingénieur, il avait intégré une SSII, une société de service en ingé­nierie infor­ma­tique qui loue ces ingé­nieurs plutôt demandés à des entre­prises pour des missions plus ou moins longues. Han explique son entrée dans une SSII par sa diffi­culté à trouver un emploi dans son domaine de prédi­lec­tion, le secteur auto­mo­bile, première grande victime de la crise finan­cière, qui provo­quera une onde de choc dans tous les secteurs indus­triels et, par rico­chet le licen­cie­ment massif des plus précaires. Les jeunes diplômés étran­gers en période d’essai sont les premiers touchés.

De toute façon, Han ne décroche pas de missions grâce à sa SSII. Il souffre de longues jour­nées d’attente et d’échecs répétés à décro­cher une mission. Lors d’un entre­tien pour un poste de support tech­nique, le client demande à la SSII de lui « trouver un Fran­çais. Au moins il n’y a pas de problème de langue et ce serait mieux pour le travail ». Han est fina­le­ment remercié par la société de service. « Lors de la signa­ture du contrat, on m’[avait] dit : “on a beau­coup de missions qui vous attendent […], vous pouvez venir travailler immé­dia­te­ment”. Il y avait beau­coup de promesses. […] Je me sens trahi par mon entre­prise ».

Les victimes n’ont pas toujours conscience de subir des discriminations

Les injus­tices subies par les diplômés chinois résultent d’une imbri­ca­tion de diffé­rents facteurs : leur origine ethnique, leur statut d’étranger, leur posi­tion de nouveaux entrants sur le marché du travail comme leur maîtrise impar­faite du fran­çais. Les victimes n’ont pas toujours conscience du carac­tère discri­mi­na­toire de l’expérience vécue. La discri­mi­na­tion devient appa­rente pour les gens que j’ai inter­rogés — et est racontée comme telle — quand les mauvaises condi­tions de travail s’accompagnent de la violence verbale des employeurs, collègues ou clients. La répé­ti­tion et l’accumulation de ces mots et atti­tudes sur le lieu de travail leur rappellent à chaque fois qu’ils ne sont pas à leur place et minent peu à peu leur moral et confiance en soi.

Ces expé­riences sont loin d’être anec­do­tiques ou passa­gères. Elles font partie de la condi­tion profonde des migrants chinois. En suivant les gens sur lesquels j’ai enquêté pendant de longues années, je constate que certains restent toujours entravés dans leur carrière profes­sion­nelle en France. Les stéréo­types raciaux conti­nuent à leur coller à la peau, même si, au fil des années, ils accu­mulent des expé­riences profes­sion­nelles, perfec­tionnent leur fran­çais et acquièrent la natio­na­lité française.

Ces constats m’amènent à m’interroger sur le sort des « Chinois de France » et de tous ceux qui sont consi­dérés comme tels en raison de leur appa­rence physique. Ces personnes, présentes sur le sol fran­çais depuis leur nais­sance ou parfois des décen­nies, inté­grées à la société et l’économie du pays, restent-elles des sujets péri­phé­riques de la République ?

* Les prénoms ont été modifiés.

Pour aller plus loin
L’auteur

Yong Li est socio­logue, post-docto­rant à l’ENS de Lyon, dans le labo­ra­toire Triangle, coor­di­na­teur de recherche du Labo­ra­toire Inter­na­tional Associé (LIA) « Post-Western socio­logy in Europe and in China », et fellow de l’Institut Conver­gences Migra­tions. Il est membre de l’équipe de recherche Dise­lias (Discri­mi­na­tions et élites d’origine asia­tique), qui s’inscrit dans un réseau pluri­dis­ci­pli­naire Migra­tions asia­tiques en France, réunis­sant des cher­cheurs qui travaillent sur les migra­tions en prove­nance de l’Asie de l’Est et du Sud-Est à partir d’études et enquêtes menées en France.

Pour citer cet article

Yong Li, « La diffi­cile expé­rience des diplômés chinois sur le marché du travail en France », in : Solène Brun et Patrick Simon, Dossier « Classes supé­rieurs et diplômés face au racisme et aux discri­mi­na­tions en France », De facto [En ligne], 13 | novembre 2019, mis en ligne le 20 novembre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/11/18/defacto-013–01

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