Sémantique de la migration

À propos de Annalisa Lendaro, Claire Rodier, Youri Lou Vertongen (dir.) La Crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, La Découverte.

Angèle Minguet, spécialiste en sciences politiques


Cette recen­sion est publiée simul­ta­né­ment sur le site La Vie des idées, notre parte­naire de la rubrique « Lectures ».

Depuis 2015, l’idée d’une “crise migratoire” a envahi les débats publics et les discours politiques, laissant à penser que les migrants constituent une menace pour la culture et l’économie de l’Europe. Un ouvrage collectif conteste cette lecture et démontre que, s’il y a bien une crise, elle résulte de la défaillance des modalités d’accueil.

L’ouvrage s’ouvre sur le nombre de migrants ayant péri en mer en 2015 (3 771) et le souvenir d’Alan Kurdi, cet enfant dont le corps fut retrouvé sur les côtes turques la même année. Le ton est donné. La réflexion géné­rale se base sur un constat : les premières victimes de ladite « crise des migrants » sont les migrants eux-mêmes, et non les Euro­péens − comme l’expression le laisse entendre.

Les poli­tiques déployées au XXIe siècle en Europe pour contenir l’arrivée en Europe des primo-arri­vants sont inef­fi­caces, et contraires aux prin­cipes fonda­men­taux envers lesquels les États euro­péens se sont formel­le­ment engagés. Parmi celles-ci, l’Agenda euro­péen en matière de migra­tion (COM(2015) 240 final). Leur contre­sens repose sur un écart de langage. L’expression « crise migra­toire » ou « crise des migrants », presque exclu­si­ve­ment utilisée dans le langage commun, véhi­cule l’idée d’une menace. Elle suggère que les personnes qui entrent en Europe en altèrent radi­ca­le­ment la culture et en menacent la stabi­lité socio-écono­mique. Ce postulat est tout aussi faux que domma­geable pour les premiers concernés. Le choix d’utiliser cette expres­sion « reflète avant tout le refus des États euro­péens d’intégrer la dimen­sion contem­po­raine et inter­na­tio­nale d’un phéno­mène qu’il est illu­soire de prétendre enrayer et qui ne peut au demeu­rant être qualifié ni de nouveau ni d’imprévisible » (p. 12).

L’ouvrage s’attaque donc à deux objets connexes : un choix séman­tique (crise migra­toire) et une poli­tique (celle de contenir les flux de migra­tion et de lutter contre l’immigration dite économique).

La ques­tion est étudiée sous trois angles. Les quatre premiers articles mettent en cause l’efficacité de la poli­tique migra­toire, qui prétend freiner l’immigration, et en dénoncent les effets pervers. Quatre autres articles étudient la façon dont sont traités les migrants aux fron­tières, et informent des viola­tions des droits de l’homme qui y ont lieu. Les quatre derniers examinent l’effet des poli­tiques migra­toires sur la mobi­li­sa­tion au sein des sociétés civiles des pays « hôtes ».

Des modalités d’accueil inefficaces et xénophobes

Loin d’écarter d’emblée la notion de crise, l’ouvrage entend l’interroger. Si l’on accepte que le terme signifie une « rupture d’équilibre qui met en péril », sommes-nous vrai­ment confrontés à une « crise des réfu­giés » ? Ne vivons-nous pas plutôt une « crise de l’accueil » ? Nombreuses sont les mesures poli­tiques qui ont pour but de tenir à l’écart ceux qui demandent à être accueillis.

Cette notion de « crise de l’accueil » en englobe deux autres : celle de la gestion des contrôles, et celle de la soli­da­rité. Les hots­pots et autres infra­struc­tures d’accueil ou doua­nières multi­plient les viola­tions des droits de l’homme et contri­buent à rendre misé­rables les condi­tions de voyage des migrants. L’ouvrage regorge d’exemples, qu’ils se soient déroulés aux fron­tières orien­tales de l’UE, en Bulgarie et en Hongrie (p. 121–143 et p. 273–298), dans les îles de Lesbos et Lampe­dusa (p. 161–186), à la fron­tière franco-italienne (p. 187–211), ou encore dans l’enclave espa­gnole de Melilla (p. 231–250). Car si les États assurent défendre les droits de l’homme, la pratique montre, au contraire, que les droits les plus fonda­men­taux des migrants ne sont pas assurés. Par ailleurs, les pays membres euro­péens ne font preuve d’aucun soutien entre eux lorsqu’il s’agit de la répar­ti­tion des migrants selon les règles impo­sées par la Commis­sion euro­péenne. Ni quand il est ques­tion d’incriminer les citoyens qui ont multi­plié des gestes d’hospitalité à l’égard des migrants.

Ce que la crise de 2015 nous révèle, dit Alain Morice (p. 33–64), est le marasme dans lequel les respon­sables poli­tiques européen.ne.s sont actuel­le­ment pris​.es, « entre le souci de défendre l’indéfendable, et leur course sans fin vers des expé­dients sans autre issue qu’un surcroît de cynisme, dans l’art d’externaliser la barbarie » (p. 62).

Cet état des choses pour­rait bien s’avérer létal pour l’UE. Telle est la thèse de Marie-Laure Basi­lien-Gainche (p. 65–80), qui regrette que l’Union euro­péenne n’ait pas profité de l’occasion pour réaf­firmer les valeurs portées par les droits fonda­men­taux, perdant de ce fait l’opportunité de se construire une image posi­tive et stimu­lante. Plus que de rallier les Euro­péens, les poli­tiques migra­toires divisent, mettant en péril le projet européen.

Des mots qui tuent

L’anthropologue Michel Agier rappelle que la parole des États est perfor­ma­tive (p. 81–96). Par le simple fait d’instaurer les caté­go­ries admi­nis­tra­tives de « réfugié » et de « migrant », les struc­tures étatiques influencent les compor­te­ments des conci­toyens à l’égard des non-ressor­tis­sants, mais aussi entre personnes migrantes. Anna­lisa Lendaro, qui prend pour exemple le discours du 27 juillet 2017 d’Emmanuel Macron, remarque que la figure du « vrai réfugié » (le bon, le deman­deur d’asile) continue de s’opposer à celle du « faux réfugié » (le mauvais, le migrant écono­mique, illégal), bien que les critères permet­tant de les diffé­ren­tier varient (p. 97–120). En France, les consi­dé­ra­tions permet­tant l’octroi du statut de réfugié dépendent de multiples facteurs, parfois inat­tendus, tels que le chan­ge­ment des profils sociaux des fonc­tion­naires, ou l’existence d’une liste offi­cieuse de préfé­rence des pays d’origine (p. 105). La figure du « passeur », qui permet à l’UE de combiner ses poli­tiques huma­ni­taires et sécu­ri­taires, est tout aussi incon­sis­tante. Il arrive que pour financer son trajet, un « passé » devienne « passeur » l’espace d’un instant (p. 112).

On en conclut que les effets pervers dus à l’usage insti­tu­tion­na­lisé des termes mentionnés plus haut méritent d’être traités par les instances compé­tentes, sans quoi celles-ci pour­raient être tenues respon­sables du main­tien d’un régime produi­sant inuti­le­ment des injus­tices envers les personnes migrantes.

Le monde mili­tant n’est pas hermé­tique à ce phéno­mène. Selon Serhat Kara­kayali et Elias Stein­hilper, « le registre huma­ni­taire devient parfois complice d’un régime migra­toire d’exclusion, à travers la repro­duc­tion d’exclusions et de hiérar­chies » (p. 252).

De la même manière, il convient de recon­naître que certaines caté­go­ries morales ne sont pas moins préju­di­ciables. Au Canada, les travailleurs sociaux assi­milent, selon le cas, les migrants à la figure du héros, du débrouillard, ou de l’imposteur[1], tandis qu’en France, les employés de l’Ofpra cherchent à débus­quer les « réfu­giés menteurs », ce qui affecte inéga­le­ment les chances de succès des dossiers des demandes d’asile (p. 86–87).

Au-delà des catégories

L’ouvrage est facile d’accès, instructif, concluant. Ses analyses sont claires, son raison­ne­ment global évident. Il s’agit d’un ouvrage parti­cu­liè­re­ment fin, profon­dé­ment attentif à l’humain, et dési­reux de remettre en ques­tion tous les présup­posés, sans hésiter à poser un regard critique sur les fonc­tion­naires travaillant avec ces migrants, ni sur les mouve­ments de soutien.

On appré­ciera égale­ment l’étendue géogra­phique couverte par les cher­cheurs, qui témoignent de faits et dyna­miques dans plus de neuf pays euro­péens (Alle­magne, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, et Royaume-Uni). La contri­bu­tion de l’ouvrage est précieuse, encore, pour la période étudiée : il éclaire des faits récents (de 2015 à aujourd’hui), et par consé­quent peu renseignés.

Mais sa véri­table force réside dans la recherche de complé­tude. Ce recueil d’articles propose des contri­bu­tions à voca­tion socio­lo­gique, décri­vant des situa­tions concrètes, telles que les inter­ac­tions entre migrants et poli­ciers maro­cains, le compor­te­ment des doua­niers dans le Sud de la France, le « spec­tacle de la fron­tière » serbo-hongroise, ou encore les tensions entre mili­tants à Calais. Il fournit une analyse critique des poli­tiques migra­toires natio­nales bulgares, hongroise, anglo-saxonnes et euro­péenne. Il offre encore des consi­dé­ra­tions permet­tant de nourrir une réflexion éthique sur le sujet. Marie-Laure Basi­lien-Gainche, par exemple, inter­roge la nature des sociétés, ce qu’elles veulent être, et ce qu’elles font dans leur manière de consi­dérer l’intégration ou le rejet de poten­tiels nouveaux membres (p. 68–69). Michel Agier évoque Hannah Arendt, qui souli­gnait que le terme « refugee » ne renvoie pas à une iden­tité, mais à un moment de vie, à un ensemble de circons­tances (p. 91). Il est donc néces­saire de réflé­chir à des alter­na­tives à ces caté­go­ries, qui rendraient compte des condi­tions auxquelles sont confrontés les migrants, et permet­traient une poli­tique plus empa­thique, plus réaliste aussi, et par consé­quent plus appropriée.

La néces­sité de ce type de consi­dé­ra­tions théo­riques est telle qu’on aurait apprécié que la réflexion fût poussée un peu plus loin. Une piste qui méri­te­rait d’être étudiée plus en détail est celle présentée par Anna­lisa Lenandro et concerne le processus de créa­tion collectif de caté­go­ri­sa­tion. Plus intui­tive, cette action quoti­dienne de l’individu, qui « prend forme et évolue lors des inter­ac­tions quoti­diennes entre les indi­vidus », « tend à réduire la complexité du monde par le biais de distinc­tions et de sépa­ra­tions » (p. 98). Dans la mesure où les caté­go­ries influencent à ce point le quoti­dien des personnes en migra­tion, ce processus vaudrait la peine qu’on s’y attarde.

Une autre réflexion phare de l’ouvrage porte sur la nature des poli­tiques migra­toires, qui sont construites, stra­té­giques, ne cherchent pas à résoudre ce qu’on appelle abusi­ve­ment la « crise migra­toire », mais sont mises au service d’une peur inavouée, déguisée et surtout factice. Mais qu’en est-il des racines concep­tuelles qui ont produit cette approche poli­tique parti­cu­lière ? Marie-Laure Basi­lien-Gainche effleure le sujet en évoquant l’opportunité ratée de l’UE de se posi­tionner en tant que protec­trice des droits fonda­men­taux des plus vulné­rables. Elle se l’explique « parce que le senti­ment que les indi­vidus ont d’appartenir à un même corps poli­tique repose sur un prin­cipe juri­dique fonda­mental : le prin­cipe de souve­rai­neté, en vertu duquel l’État dont ils sont les natio­naux définit de façon discré­tion­naire les règles d’appartenance à la commu­nauté poli­tique et déter­mine l’opposition binaire entre national et étranger, sur laquelle se greffe dange­reu­se­ment l’opposition ami ennemi » (p. 65). Ce prin­cipe de souve­rai­neté, qu’il soit juri­dique ou idéel, méri­te­rait d’être disséqué de la même manière que l’ont été, dans cet ouvrage, les caté­go­ries de migrant illégal, de réfugié, de passeur et de deman­deur d’asile.

[1] Caro­lina Kobe­linsky (2012), L’Accueil des deman­deurs d’asile : une ethno­gra­phie de l’attente, Paris, Éditions du Cygne.

Auteur

Angèle Minguet est docteure en science poli­tique de l’Uni­ver­sité La Sapienza, où elle a soutenu une thèse inti­tulée Envi­ron­ment, from Conflicts to Justice Poli­tical Theory and Trials” en 2019. Elle est ratta­chée au Centre de recherche en sciences poli­tiques (Crespo-Univer­sité Saint-Louis, Bruxelles).

Citer cet article

Angèle Minguet, « Séman­tique de la migra­tion. À propos de Anna­lisa Lendaro, Claire Rodier, Youri Lou Vertongen (dir.) La Crise de l’ac­cueil. Fron­tières, droits, résis­tances, Paris, La Décou­verte, 2019 », De facto [En ligne], 12 | octobre 2019, mis en ligne le 17 octobre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/10/15/defacto-012–05/