L’approche filmique pour travailler sur les migrantes domestiques en Jordanie

Daphné Caillol, géographe

Lors d’une recherche, l’image filmique peut être un recourt utile pour analyser des situations complexes. C’est l’expérience que restitue Daphné Caillol à propos de son film sur les migrantes philippines employées comme domestiques en Jordanie, entre contrainte et émancipation.

Dans le cadre de ma thèse, je travaille sur les femmes philip­pines, sri-lankaises et éthio­piennes employées comme domes­tiques en Jordanie. J’ai effectué quatre terrains, entre 2013 et 2018, de 12 mois au total. Au fil des entre­tiens et de l’observation du quoti­dien des migrantes, la réalité de leur situa­tion, que l’on pour­rait trop faci­le­ment réduire à un statut de victimes, m’est apparue plus complexe. C’est alors que j’ai choisi de prendre la caméra pour tenter de les montrer autre­ment à travers un film docu­men­taire inti­tulé Being Fili­pina in Jordan (2017), où je me concentre sur un groupe de femmes philippines.

La migra­tion des femmes domes­tiques au Proche-Orient est un phéno­mène majeur et forte­ment insti­tu­tion­na­lisé depuis les années 1990, par l’intermédiaire d’agences de recru­te­ment. Cette région constitue la première desti­na­tion des femmes philip­pines, puisqu’en 2018, 60 % des migrantes origi­naires de ce pays y travaillaient. Ces flux témoignent de l’importance des migra­tions Sud-Sud et montrent que la demande de personnel migrant féminin ne se concentre pas unique­ment dans les villes « globales » du Nord. Dans les années 1980–1990, les familles commencent à employer des femmes migrantes pour effec­tuer les tâches domes­tiques à bas prix : avoir une « bonne » devient rapi­de­ment un signe de pres­tige social et de réus­site[i], tandis que certaines formes de racisme, asso­ciées aux travailleuses domes­tiques étran­gères, se déve­loppent. Cela parti­cipe à la margi­na­li­sa­tion des migrantes.

Il y aurait aujourd’hui environ 80 000 travailleuses domes­tiques en Jordanie origi­naires de pays asia­tiques ou afri­cains dont le Sri Lanka, l’Éthiopie, le Bangla­desh et les Philip­pines. Par rapport à d’autres pays du Proche-Orient ou d’Asie employant massi­ve­ment des travailleuses philip­pines, l’État jorda­nien fait figure de précur­seur dans la légis­la­tion concer­nant leurs droits. En 2006, en effet, il propose un contrat plus « libre » qui leur octroie un jour de congé et interdit aux employeurs de conserver leur passe­port (même si la pratique reste courante). À Singa­pour, par exemple, l’obligation de donner un jour de congé aux femmes migrantes domes­tiques n’est apparue qu’en 2013 dans la loi. Il n’en reste pas moins qu’en Jordanie, à l’instar d’autres pays du Proche-Orient et d’Asie qui emploient ces femmes, ces contrats sont très restric­tifs : ils sont d’une durée de 2 ans au terme duquel elles doivent rentrer dans leur pays ; les domes­tiques ont l’obligation de vivre et travailler dans la maison de leurs employeurs, leurs sorties sont contrô­lées. Avec ces contrats, elles sont enfer­mées dans l’espace domes­tique et invi­sibles dans l’espace public.

Pour­tant, à travers diffé­rentes pratiques quoti­diennes, ces femmes arrivent à se conquérir des espaces de vie dans la ville et à s’autonomiser par rapport à ces cadres contrai­gnants. C’est ce que je souhaite montrer avec ce film qui décons­truit certaines caté­go­ries, notam­ment celle de la victime passive qu’on pour­rait opposer à celle de la femme éman­cipée — des caté­go­ries qui ont pour défaut de masquer la complexité et la diver­sité des expé­riences de vie des migrantes. La vidéo cherche à dépasser les dualités pour rendre compte des trajec­toires de femmes migrantes domes­tiques dans leur complexité.

L’image met en lumière leur quoti­dien et montre comment celui-ci arti­cule oppres­sion, préca­rité et prise d’autonomie. Plus préci­sé­ment, Being Fili­pina in Jordan donne à voir l’es­pace de liberté qu’elles aménagent et négo­cient au quoti­dien, entre contraintes et aspi­ra­tions person­nelles. Ainsi Medlyne a souhaité parler de sa passion et de son talent pour la pein­ture, Marie-Anne de son enga­ge­ment dans le sport. Medlyne expose aujourd’hui ses pein­tures dans plusieurs gale­ries à Amman, tout en conser­vant son travail de domes­tique. Elle donne égale­ment des cours de dessin à d’autres femmes philip­pines. Marie-Anne, quant à elle, est prési­dente d’un des groupes philip­pins à Amman. Ces groupes asso­cia­tifs orga­nisent des tour­nois de volley-ball et diffé­rentes acti­vités de charité et de loisirs pour leur communauté.

Medlyne à propos de sa passion pour la pein­ture. © Daphné Caillol – 2017 

Quelques-unes des réali­sa­tions que Medlyne diffuse
sous le nom d’ar­tiste Med Guinto. © Med Guinto

Au-delà de son utilité scien­ti­fique, la vidéo a égale­ment des inté­rêts métho­do­lo­giques. L’espace-temps du tour­nage offre un cadre parti­cu­lier (quand il est assez flexible) pour l’expression libre des migrantes. Il crée un nouveau lien avec le cher­cheur car la caméra repré­sente « le pont » vers le plus large, le monde. Ainsi, pendant le tour­nage de ce film, je me suis rendue compte que certaines parti­ci­pantes mobi­li­saient la caméra pour faire passer un message. C’est le cas lorsque Marie-Anne, une femme philip­pine à Amman m’a parlé des condi­tions de vie en prison, de sa tris­tesse et de l’injustice qu’elle ressent à avoir été empri­sonnée. Alors que le sujet avait déjà été abordé à plusieurs reprises avec elle, sa parole s’est ouverte à l’image. Devant la caméra, elle me dira : « Tout était fermé dans ce bâti­ment, nous dormions par terre, sur le sol, j’étais très triste en prison… Pour­quoi je suis restée là-bas, comme cela ? », inter­roge-t-elle à haute voix dans le film. « Je n’ai rien fait, je n’ai simple­ment pas fait mes papiers ».

Ce travail audio­vi­suel permet de retrans­crire l’expérience senso­rielle et corpo­relle du terrain, notam­ment au niveau de l’interaction entre cette commu­nauté de femmes et l’environnement urbain. Le film montre ainsi comment la présence et la prise d’autonomie de certaines des migrantes parti­cipent à trans­former la ville et la société hôtes. Les images du quar­tier philippin en témoignent. Une trans­for­ma­tion égale­ment linguis­tique puisque, comme l’explique Medlyne, certains Jorda­niens connaissent un peu de langue tagalog et deviennent fami­liers avec la culture philippine.

Medlyne décrit la vie quoti­dienne des Philip­pines à Aman. © Daphné Caillol – 2017 

Ce docu­men­taire a été montré en Jordanie à plusieurs femmes migrantes de diffé­rentes natio­na­lités qui ont eu des réac­tions contras­tées. Selina, une Éthio­pienne à Amman depuis deux ans, se recon­naît dans le portrait de ses collègues philip­pines : « Ah, mais c’est marrant ce film, j’ai toujours pensé que les Philip­pines étaient très diffé­rentes de nous (les Éthio­piennes). Mais tu vois, là, je vois qu’elles rencontrent les mêmes diffi­cultés que nous en fait ». À l’inverse, Frede­line, une Philip­pine à Amman depuis 12 ans, pointe un manque : « Oui, bon, ton film est pas mal, mais fran­che­ment il ne parle pas du plus impor­tant. Le plus impor­tant pour nous, c’est le lien avec nos enfants, avec notre famille aux pays, comment on fait entre les deux, la rela­tion entre ici et les Philip­pines, tu n’en parles pas ».

Bien que le montage reste orga­nisé par le regard et le biais du cher­cheur, le film docu­men­taire offre des pers­pec­tives riches pour appro­fondir cette recherche. En créant des espaces-temps spéci­fiques au moment du tour­nage et du vision­nage, il est possible de trans­mettre et d’intégrer la voix des migrantes d’une façon singu­lière. En effet, le film est un outil de média­tion précieux pour resti­tuer le travail de recherche aux parti­ci­pantes et d’obtenir leurs retours sur les analyses scientifiques.

[i] Kurt Van Bergem, « The Role of the State in the in-Migra­tion of Domestic Workers to Jordan and the GCC Coun­tries », in : Fran­çoise de Bel-Air (dir.), Migra­tion et poli­tique au Moyen-Orient, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2006.


Pour aller plus loin

Auteure

Daphné Caillol, docto­rante en géogra­phie, Géogra­phie-Cités, Univer­sité Diderot Paris 7, fellow de l’Institut Conver­gences Migrations.

Citer cet article

Daphné Caillol, « L’approche filmique pour travailler sur les migrantes domes­tiques en Jordanie », in : Sara Casella-Colom­beau (dir.), Dossier « Les femmes sont-elles des “travailleurs immi­grés” comme les autres ? », De facto [En ligne], 12 | octobre 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/10/14/defacto-012–04/

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