Le nombre de musulmans en France et en Europe : la fabrique des chiffres

Patrick Simon, socio-démographe

Le recen­se­ment de la popu­la­tion en France ne pose pas de ques­tions sur la reli­gion et les enquêtes de la statis­tique publique abor­dant le sujet sont rares. On connaît plutôt le nombre de fidèles des diffé­rentes reli­gions grâce à des sondages d’opinion qui repré­sentent mal les reli­gions mino­ri­taires, en parti­cu­lier le judaïsme et l’islam. Les ordres de gran­deur pour l’islam sont donc très aléa­toires, variant de 3 à 10 millions selon les sources et les exagé­ra­tions… déli­bé­rées ou non.

L’enquête Trajec­toires et Origines (TeO), réalisée en 2008–2009 par l’Ined et l’Insee, a été une première en France. Elle a recueilli non seule­ment la reli­gion déclarée par les enquêtés, mais aussi celle de leurs parents et quelques infor­ma­tions supplé­men­taires sur leurs pratiques reli­gieuses. En 2008, 4,1 millions de personnes en France métro­po­li­taine se décla­raient de reli­gion musul­mane, quel que soit leur degré de reli­gio­sité. Parmi ces musul­mans, 70 % sont d’origine magh­ré­bine, 10 % sont d’origine afri­caine sub-saha­rienne, 9 % d’origine turque et 11 % sont soit des convertis sans ascen­dance immi­grée, soit d’autres origines[1].

Les débats sur le « vrai » nombre des musul­mans en France ont été relancés en novembre 2017 par des projec­tions à l’échelle de l’Europe publiées par le Pew Research Center, un Think Tank démo­gra­phique basé à Washington. Rassem­blant les données dispo­nibles dans les 28 pays de l’UE, la Norvège et la Suisse, Pew esti­mait une popu­la­tion de 25,8 millions de musul­mans, soit près de 5% de la popu­la­tion européenne.

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Crédits image : Pew Resarch Center

L’institut propo­sait aussi des projec­tions à l’horizon de 2050 selon le niveau de migra­tion estimée. Problème : les esti­ma­tions par le Pew du nombre de musul­mans en 2016 étaient prin­ci­pa­le­ment fondées sur des enquêtes par échan­tillon, plus ou moins fiables, et rare­ment sur des recen­se­ments, comme en Grande-Bretagne, ou des fichiers admi­nis­tra­tifs, comme en Alle­magne ou en Autriche. Ainsi, même en cas d’absence de toute immi­gra­tion d’ici 2050, la popu­la­tion musul­mane attein­drait 7,4 % de la popu­la­tion euro­péenne (12,7 % pour la France), parce plus jeune et avec un taux de fécon­dité plus élevé. Dans le cas d’une immi­gra­tion élevée, il y aurait 14 % de musul­mans en Europe (18 % pour la France), soit presque trois fois plus qu’en 2016…

Selon ces hypo­thèses, il y aurait entre 8,6 millions et 13,5 millions de musul­mans en France en 2050. La couver­ture média­tique a été très forte partout en Europe, susci­tant des commen­taires inquiets sur une « irré­sis­tible » crois­sance de la présence musul­mane et anti­ci­pant des consé­quences cultu­relles, sociales et poli­tiques majeures.

Au cœur de ces projec­tions, il y a les critères que l’on utilise pour déter­miner la crois­sance de la popu­la­tion musul­mane : le nombre de migrants à venir, les taux de fécon­dité et de morta­lité, mais aussi les taux d’abandon de la reli­gion ou de conver­sion vers l’islam. L’enquête TeO a montré que si seuls 9 % des enfants de parents immi­grés musul­mans se disent sans reli­gion, ce chiffre monte à 51 % lorsque l’un des parents est athée ou chré­tien. Or la mixité reli­gieuse des couples compre­nant un conjoint musulman atteint 20 % pour la seconde géné­ra­tion. Si la mixité des couples augmente à la géné­ra­tion suivante, ce qui est forte­ment probable, la propor­tion d’enfants se décla­rant musulman bais­sera donc de façon signi­fi­ca­tive. Par ailleurs, la fécon­dité des familles immi­grées, supé­rieure à la moyenne fran­çaise, s’en approche à la géné­ra­tion suivante (1,7 enfants pour les familles de descen­dants d’immigrés du Maghreb).

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Figure : Choix du conjoint selon la dénomination religieuse. Crédits : Ined 

Selon les esti­ma­tions de Pew, il y avait 5,7 millions de musul­mans en France en 2016, un chiffre élevé qui implique une crois­sance de 40% en huit ans (1,6 millions depuis 2008). On estime que le solde migra­toire (les entrées moins les sorties) est de 500 000 personnes venues des pays à majo­rité musul­mane. Ce qui veut dire que le solde naturel (les nais­sances moins les décès) serait de 1,1 millions : une esti­ma­tion rela­ti­ve­ment exagérée. À l’horizon 2050, le scénario le plus bas de Pew (sans aucune immi­gra­tion) prévoit une crois­sance de 50 % en 34 ans, un résultat qui ne prend pas en compte, ou trop peu, l’augmentation des couples mixtes formés par des descen­dants d’immigrés musulmans.

Il est certain que les musul­mans sont appelés à devenir une compo­sante impor­tante de la popu­la­tion. Aujourd’hui, la moitié sont nés en France. L’islam est devenu une reli­gion fran­çaise dont la recon­nais­sance tarde à venir.

[1] Sous « origine », on regroupe les immi­grés et les descen­dants d’immigrés.

Auteur

Patrick Simon, direc­teur de recherche à l’Ined et direc­teur de dépar­te­ment à l’Institut Conver­gences Migrations

Pour citer cet article

Patrick Simon, “Le nombre de musul­mans en France et en Europe : la fabrique des chiffres”, Dossier “La société fran­çaise et la construc­tion du ”problème musulman””, De facto [En ligne], 6 | avril 2019, mis en ligne le 16 avril 2019. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/04/16/defacto‑6–005/

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