Les morts qui jalonnent les chemins de l’exil, ombres portées des routes migratoires

Elsa Gomis, réalisatrice et PhD student en art et médias


En tant que langage, la cartographie participe à la désignation des choses et des phénomènes. Il y a donc lieu d’interroger sa propension à véhiculer des perceptions biaisées en matière de migrations méditerranéennes. Des cartographies alternatives soulignent l’écart entre discours politique et réalité des frontières.

Inter­rogé en 2015 au sujet des migrants qui tentent de rejoindre la Grande-Bretagne, l’an­cien Premier ministre britan­nique David Cameron décrit un « essaim de personnes traver­sant la Médi­ter­ranée à la recherche d’une vie meilleure ». Ces propos, condamnés par ses oppo­sants qui y virent un langage déshu­ma­ni­sant, reflètent le contenu de la campagne qui mena au Brexit. Ils sont impré­gnés d’images qui colorent l’ima­gi­naire occi­dental de la migra­tion et le champ lexical qui est y associé.

Un simple moteur de recherche Google contribue à mettre à jour cet imagi­naire. À l’ins­crip­tion des mots-clés « Migra­tion et Médi­ter­ranée », de nombreuses carto­gra­phies simi­laires appa­raissent. Elles décrivent les mouve­ments migra­toires à l’aide de flèches qui pointent depuis les pays du bassin médi­ter­ra­néen en direc­tion de l’Europe.

Premières cartographies issues de la recherche “Migration” + “Méditerranée” sur Google Images.

Dans la culture visuelle occi­den­tale, elles évoquent d’autres carto­gra­phies qui retracent les stra­té­gies d’in­va­sion mili­taire et illus­trent les livres d’his­toire des conquêtes d’Alexandre jusqu’à l’en­va­his­se­ment de la Pologne en 1939. La reprise de codes visuels rele­vant de l’ima­gi­naire de guerre concourt à diffuser un senti­ment latent d’an­xiété et de peur. Pour renverser tant les pratiques visuelles que les pers­pec­tives, deux carto­graphes ont expé­ri­menté d’autres façons de « dire » les déplacements.

La carte réalisée par l’ar­tiste et géographe franco-néer­lan­dais Levi Wester­veld, exprime les consé­quences des déci­sions euro­péennes en matière de migra­tion. Elle rompt avec les repré­sen­ta­tions habi­tuelles Nord/​Sud en dési­gnant le Nord par une ligne noire, comme s’il s’agis­sait d’une ligne d’ho­rizon d’un point de vue afri­cain. Wester­veld présente chaque mort comme un point, figu­rant une route migra­toire pavée de cadavres. De façon trou­blante, la repré­sen­ta­tion évoque l’es­saim mentionné par David Cameron au détail près que le bouillon­ne­ment de vie associé à ce terme laisse ici place à l’as­sour­dis­se­ment des cris des noyés. Plus préci­sé­ment, à 21167 cris, auxquels corres­pond chacun des points tracés par Westerveld.

Those who did not cross, 2005–2017, Levi Westerveld, publiée dans Le Temps le 18 décembre 2017

Le géographe Nicolas Lambert dresse quant à lui une carte montrant le dépla­ce­ment des fron­tières exté­rieures de l’es­pace Schengen et les consé­quences tragiques qu’elles génèrent. Elle retrace le nombre de dispa­ri­tions dues au fran­chis­se­ment des fron­tières entre 1993 et 2016. Sur la période, le nombre s’élève à 40 000 morts. Inclinée, comme si le point de vue sur les terres repré­sen­tées était celui d’un habi­tant du conti­nent afri­cain, la carte montre la répar­ti­tion spatiale de ce chiffre. En utili­sant la gram­maire visuelle atta­chée aux repré­sen­ta­tions des paysages, le géographe repré­sente la quan­tité de décès par des reliefs. Plus ils s’élèvent en hauteur, plus la fron­tière est mortelle. Elle s’élève comme un mur infranchissable.

La “butte rouge” migratoire, 1993–2016, Nicolas Lambert , Atlas du Réseau Migreurop, 22 novembre 2017

Ces deux cartes pointent le lien entre les routes migra­toires et la morta­lité qu’elles occa­sionnent. Ce faisant, elles révèlent les consé­quences des poli­tiques migra­toires et signalent la respon­sa­bi­lité des États qui les pratiquent.

Les mois qui ont suivi la décla­ra­tion de David Cameron ont conduit au réfé­rendum en faveur de la sortie de l’Union euro­péenne. Le groupe de réflexion British Future a montré que le vote en faveur du Brexit est corrélé à une défiance envers la gestion gouver­ne­men­tale de l’im­mi­gra­tion. En aban­don­nant une repré­sen­ta­tion stéréo­typée et faus­se­ment objec­tive de la carte, Wester­veld et Lambert révèlent le coût humain de ces poli­tiques. Les morts qu’elles occa­sionnent consti­tuent l’ombre portée des routes migra­toires progres­si­ve­ment fermées aux exilés. Ces carto­graphes soulignent l’écart entre le discours sur les fran­chis­se­ments de fron­tières et leur tragique réalité.

En creux, ils montrent la néces­sité de s’in­ter­roger sur les codes visuels utilisés dont la puis­sance imprime sa marque sur la percep­tion de la fron­tière, les mots qui servent à la décrire et les déci­sions élec­to­rales qui en découlent.


Pour aller plus loin
Auteure

Elsa Gomis est Ph.D. Candi­date School of Art, Media, and American Studies, Univer­sity of East Anglia

Pour citer cet article

Elsa Gomis, « Les morts qui jalonnent les chemins de l’exil, ombres portées des routes migra­toires », Dossier « La migra­tion est aussi une affaire de mots », De facto [En ligne],
3 | janvier 2019, mis en ligne le 15 janvier 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/01/15/defacto‑3–004/

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