Le choix des mots : une forme de lutte à part entière

Marie Veniard, linguiste

Manifestation pour le retrait du projet de loi Asile-immigration, juin 2018. Copyright doubichou14

Ils sont une quaran­taine d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, réunis dans le local asso­ciatif d’une grande ville fran­çaise, en cette fin février 2018. Alors que le projet de loi « Pour une immi­gra­tion maîtrisée et un droit d’asile effectif » vient d’être présenté au Conseil des Ministres, mili­tants et citoyens engagés réflé­chissent aux actions, plus ou moins radi­cales, à mener pour protester contre ce texte. De nombreuses asso­cia­tions dénoncent ce projet de loi qui restreint les droits des immi­grants et durcit les condi­tions d’entrée et de séjour en France.

Depuis un an, je m’intéresse au voca­bu­laire utilisé dans les collec­tifs mili­tants ─ dits ─ de soutiens et d’aidants aux immi­grants. Avant cela, j’ai étudié les mots les plus utilisés pour parler de l’immigration dans la presse et les textes insti­tu­tion­nels euro­péens, consta­tant le carac­tère fréquem­ment négatif et stéréo­typé de ces discours. Je change donc radi­ca­le­ment de pers­pec­tive et de terrain avec ces entre­tiens que je mène auprès d’acteurs soli­daires de diffé­rents collec­tifs, parti­ci­pant à leurs réunions publiques, à leurs mani­fes­ta­tions et à leurs opéra­tions de diffu­sion de tracts, de collage d’affiches et de criées dans le métro.

Alors que les échanges s’engagent dans le local asso­ciatif, Gene­viève*, mili­tante de longue date, initie un « point séman­tique », comme elle dit. Elle argue que le terme migrant n’a fait que remplacer celui de clan­destin et qu’il fait partie du « voca­bu­laire de l’Union Euro­péenne ». Elle préfère le terme réfugié qui souligne la situa­tion d’urgence, la préca­rité et l’errance de ces hommes et femmes qu’elle soutient. Gene­viève cite en réfé­rence la défi­ni­tion du Petit Robert qui évoque le travailleur migrant, selon l’expression des années 1960–1970. Exilé pour­rait convenir « à la rigueur », bien qu’il évoque plutôt les grandes figures de l’exil comme Pablo Neruda, Napoléon…

Le choix de la termi­no­logie est clai­re­ment le rejet
de la dicho­tomie binaire posée par le discours politique
entre le réfugié poli­tique, qui serait légitime,
et le migrant écono­mique qui ne le serait pas.

La discus­sion sur les termes s’engage. Migrant convient à Thomas car « il définit le plus leur réalité : ils bougent et ne vont peut-être pas rester en France ». Pour Leïla, « le terme migrant permet de ne pas faire de distinc­tion : peu importe pour­quoi la migra­tion arrive ». Zohra reven­dique, elle, le mot exilé parce « qu’on ne voit pas ce qu’il y a d’humain » derrière le terme migrant. Le mot est aussi peu prisé dans le collectif de sans-papiers dans lequel je pour­suis mon enquête en 2019 : après le terme sans-papiers, les membres du collectif préfèrent immi­grés ou immi­grants. Pour Alioune, qui est origi­naire du Sénégal, migrant « est le mot qu’ils [les gouver­ne­ments] utilisent pour ne pas donner leurs droits aux gens, [des gens] qu’il faut réprimer, qu’il faut renvoyer chez eux. »

Le lien entre ces diffé­rents posi­tion­ne­ments est clai­re­ment le rejet de la dicho­tomie binaire posée par le discours poli­tique entre le réfugié poli­tique, qui serait légi­time, et le migrant écono­mique qui ne le serait pas. J’ai moi-même choisi le terme d’immi­grant parce qu’il est moins fréquent que d’autres et n’est pas pris dans la polé­mique. Les mots utilisés circulent toujours dans un contexte spéci­fique : faire un choix lexical, commenter et justi­fier ce choix, est un moyen de se situer par rapport aux discours poli­tiques et média­tiques qui ont été produits jusque-là et par rapport aux mesures qui sont prises par le gouver­ne­ment. La trace de la polé­mique d’août 2015, lancée sur un blog d’Al Jazeera en anglais, annon­çant que la chaîne optait doré­na­vant pour refu­gees plutôt que migrants (en anglais), est palpable, même si tous les mili­tants ne s’en souviennent pas avec préci­sion. Cette polé­mique et les discours poli­tiques qui l’ont suivie four­nissent un cadre et des repères discur­sifs pour les prises de parole et les choix lexi­caux des personnes venant en aide aux immigrants.

« Je fais très, très atten­tion avec mes demandeurs
d’asile. Je veux vrai­ment qu’ils distinguent deman­deur d’asile et réfugié (…) parce qu’il y a des consé­quences complè­te­ment diffé­rentes en fonc­tion du statut. »

Le mot réfugié est un passage obligé de l’argumentation sur et par les mots, car il combine un sens courant ─ celui qui cherche un refuge ─ et un sens juri­dique ─ la protec­tion accordée par un État en vertu de traités inter­na­tio­naux. Laura, qui travaille dans un Centre d’accueil de deman­deurs d’asile (CADA), insiste sur l’importance de se limiter au sens juri­dique : « je fais très, très atten­tion avec mes deman­deurs d’asile. Je veux vrai­ment qu’ils distinguent deman­deur d’asile et réfugié (…) parce qu’il y a des consé­quences complè­te­ment diffé­rentes en fonc­tion du statut. » Les personnes arri­vant en France intègrent d’ailleurs rapi­de­ment ce voca­bu­laire juri­dique et admi­nis­tratif. Laura les a enten­dues se corriger entre elles. Le choix des termes varie aussi en fonc­tion des inter­lo­cu­teurs et des visées de l’interaction. Si Laura utilise les caté­go­ries de deman­deur d’asile et de réfugié dans le cadre de son travail au CADA, elle parle de migrants quand elle parti­cipe aux acti­vités du parti poli­tique dans lequel elle est engagée. Pour établir une distance avec les personnes qu’elle accom­pagne, sa hiérar­chie lui a demandé de les appeler rési­dents ou usagers, mais dès qu’elle le peut, elle dit mes hommes comme elle leur parle d’une « voix mater­nante » ─ qui lui est reprochée.

Manifestation du Collectif Migrants 83 lors Procès de Pierre-Alain Mannoni le 23 novembre 2016 devant le tribunal de Nice. Crédits photo : Collectif Migrants 83

Cette discus­sion sur l’importance des mots ne convient pas à tout le monde dans la réunion publique contre le projet de loi. Fran­çoise, mili­tante active, comme l’est Gene­viève, rappelle l’objet de la rencontre : « on ne va pas passer des heures à discuter migrants, exilés, réfu­giés… [il faut] faire quelque chose qui marque, des actions qui fassent davan­tage de bruit. » Le débat peut empê­cher l’action, mais la réflexion sur les mots est une forme de lutte à part entière, « une lutte pour l’appropriation des signes » dans l’espace public, selon les spécia­listes du discours poli­tique Maurice Tour­nier et Simone Bonna­fous.

Les mots choisis marquent aussi le ratta­che­ment au groupe : ils ont une valeur iden­ti­taire. De la même manière qu’une personne engagée se forme aux tech­niques d’action du groupe et apprend à connaître sa ligne de pensée, elle se forme au langage utilisé. Véro­nique, qui se définit comme une citoyenne engagée sur diffé­rents fronts plutôt que comme une mili­tante, a fina­le­ment adopté le mot exilé contre réfugié, « puisqu’on ne leur offre pas de refuge » et recon­naît : « c’est vrai qu’on se fait conta­miner par les mots (…). C’est venu assez facilement ».

_M5A4203Affi­chages à Paris VI (Jussieu) pendant les mobi­li­sa­tions étudiantes pari­siennes pour les exilé.e.s, 22 juin 2018. Crédits photo : Célia Bonnin sur Flickr.

On trouve la trace de l’appropriation du voca­bu­laire dans les « ratés » de la parole : les hési­ta­tions, correc­tions ou reprises. À l’Université Paris 8, occupée par un groupe d’immigrants et de soutiens de janvier à juin 2018, j’ai relevé, au début de l’occupation, les hési­ta­tions d’étudiants nouvel­le­ment engagés. À la ques­tion de savoir quel groupe avait initié l’action, l’un d’eux a répondu : « c’est des étudiants qui travaillaient auprès des réfu­giés, euh… des exilés dans des collec­tifs ». Un peu plus loin dans le couloir, deux étudiants hésitent sur le nom du groupe qui orga­nise l’occupation : « euh… le comité de soutien aux exilés », dit l’un, d’abord appuyé par l’autre qui le reprend fina­le­ment : « aux exilés… non, aux occu­pants ». « Ah oui, aux occu­pants de Paris 8 », valide le premier. Ces hési­ta­tions suggèrent qu’une discus­sion a eu lieu au sein du groupe pour privi­lé­gier une déno­mi­na­tion non-discri­mi­nante. Ces scories montrent que le locu­teur est en train de surveiller ce qu’il énonce, sans pouvoir, c’est le propre de l’oral, effacer complè­te­ment ce qu’il rature.

Le prin­cipal ensei­gne­ment de cette recherche explo­ra­toire est que les mili­tants et autres citoyens engagés sont tout à fait conscients de l’impact poten­tiel et du pouvoir que confère le fait de nommer une réalité. Ils s’investissent dans la recherche du mot juste, celui qui mani­feste une éthique langa­gière cohé­rente avec leur enga­ge­ment. Le choix des mots est indis­so­ciable de leur argu­men­ta­tion et de leur action mili­tante. L’analyse de ces données met para­doxa­le­ment en évidence qu’il n’existe pas, dans cette situa­tion, un mais plusieurs mots justes. Il serait plus perti­nent de parler de la recherche du mot suffi­sam­ment juste pour une situa­tion et une ligne d’action données. Mais, au fond, il est diffi­cile d’éviter la tension entre la néces­sité d’exploiter le pouvoir des mots et celle de le circons­crire. Tout acte de nommer comporte en effet une part inévi­table de caté­go­ri­sa­tion et d’essentialisation.


Les prénoms ont été modifiés.

Auteur

Marie Veniard est spécia­liste de l’ana­lyse du discours. Elle a dirigé, avec Laura Cala­brese, l’ou­vrage Penser les mots, dire la migra­tion, 2018.

Pour citer cet article

Marie Veniard, « Le choix des mots : une forme de lutte à part entière », Dossier « La migra­tion est aussi une affaire de mots », De facto [En ligne], 3 | janvier 2019, mis en ligne le 15 janvier 2018. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2019/01/15/defacto‑3–001/

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